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2018 : en route avec la Philomobile

Elle philosophe partout. Laurence Bouchet, ancienne professeure de philosophie en France, sillonne les routes en Philomobile, son beau camion jaune, et va à la rencontre de tous ceux à qui la philosophie ne dit pas grand chose. En prison, en entreprise, dans le monde sportif ou agricole…, elle organise ateliers et conversations individuelles. Prochain périple : rallier la France au Maroc, courant 2018, pour arriver au moment des Nuits des Philosophes de Rabat et Casablanca. Explications.

Laurence Bouchet devant son camion

D’où vient l’initiative Philomobile ?

Après 25 ans passés à enseigner la philosophie au lycée pour des classes de terminale, j’ai changé de vie et j’ai essayé de me mettre dans la peau de mon maître Socrate. Je pars maintenant philosopher au volant de mon camion avec ceux que je rencontre.

Le camion de couleur jaune avec son nom Philomobile bien visible sur la carrosserie est aménagé simplement : deux banquettes de part et d’autre, un réchaud pour offrir un thé ou un café, et les conditions sont réunies pour accueillir des participants aux ateliers et philosopher avec eux. La Philomobile me sert aussi d’habitation occasionnelle.

Il n’a donc plus été question pour moi de faire cours, d’enseigner telle ou telle doctrine ni d’exposer mes réflexions nourries de lectures, mais plutôt d’inviter les participants à réfléchir par eux-mêmes en répondant le plus rigoureusement qu’ils le pourraient aux questions que je leur posais ou qu’ils se posaient. Bref, tel le philosophe de l’antiquité, je tente de me faire sage femme des esprits que je rencontre, pour les aider à accoucher de leurs idées et bénéficier moi-même du plaisir de réflexions que je ne trouverai pas toute seule. C’est aussi l’occasion de travailler sur moi-même, de ne pas me cantonner à mes idées arrêtées, de me mettre vraiment à l’écoute des autres. Une écoute exigeante qui ne consiste pas à ne rien dire lorsque quelqu’un parle ou à lui faire de petits signes d’approbation avant de rebondir sur ses idées à soi. Une écoute qui suppose plutôt de fournir l’effort de comprendre ce que dit autrui, de le comprendre lui à partir de ce qu’il dit et pour cela de l’inviter parfois à s’écouter lui-même, à mettre plus de clarté et de cohérence dans ses propos.

 

Qu’est-ce qui vous a poussé à philosopher avec ceux qui a priori ne s’occupent pas beaucoup de son exercice ?

Après des études dans des classes préparatoires et des universités parisiennes, après de longues années passées à côtoyer mes collègues au lycée ou à l’université, j’ai pris conscience que la philosophie était cantonnée dans ces cercles. J’ai voulu savoir si elle ne pouvait pas se déployer dans d’autres lieux. En diversifiant les endroits où je me rends maintenant pour philosopher (hôpitaux, écoles primaires, prisons, entreprises, clubs et associations diverses) j’ai pu constater que la philosophie s’adresse à tous en ce sens qu’elle n’exige pas un savoir de spécialiste. Il suffit pour la pratiquer de posséder un esprit capable raisonnement, de même qu’il suffit pour faire du sport de posséder un corps. Toutefois si la philosophie s’adresse à tous, tout le monde ne se sent pas concerné par elle. Comme pour la pratique d’un sport, les efforts, la patience et la persévérance requis en découragent plus d’un. Mais je rencontre en chemin des personnes qui se prennent d’une amitié intense pour la philosophie. Elles découvrent à travers sa pratique quotidienne, le plaisir non pas d’en imposer à autrui, ni même de se rassurer en accumulant quelques connaissances, mais le plaisir d’exercer sa pensée comme on peut connaître celui d’exercer son corps. Le plaisir petit à petit de mettre un peu plus de clarté dans son esprit, un peu plus de jeu et souplesse aussi. À force de philosopher, on devient capable de questionner des présupposés qui semblaient évidents et de voir les choses sous un nouvel angle.

 

Comment procédez-vous, et quelle est votre plus belle réussite ?

Voici le récit d’une réussite lors d’un atelier en prison. Ce récit montre aussi la méthode que j’emploie pour conduire les participants à prendre conscience d’eux-mêmes et à s’engager comme y invitent les philosophes existentialistes.

Ce jour-là, ils sont une petite quinzaine de détenus. Nous réfléchissons à la question de la manipulation à partir d’une histoire soufie : pourquoi nous laissons-nous facilement manipuler ?

Tandis que les uns et les autres cherchent des arguments, les proposent et les examinent, je vois Stéphane se fermer. Il croise ses bras sur son thorax en prenant un air absent. Je pourrais faire semblant de ne pas m’en rendre compte et m’intéresser à ce que les autres ont à dire, tant qu’il ne dérange pas.

Mais je décide de faire autrement. J’interpelle Stéphane : « ça vous intéresse ce que nous disons ? » « Tout à fait », répond-il d’un air renfrogné. Sa bouche dit une chose, mais son corps dit l’inverse. Alors je prends le parti d’imiter sa posture. Les autres sourient. Stéphane me jette des regards sombres. « Je ne suis pas venu ici pour me faire agresser », dit-il d’un ton agressif.

La tension monte. M ais je demande à Stéphane si c’est moi qui suit agressive, ou si je me suis contentée de révéler une agressivité qui est déjà en lui. Est-ce qu’il lui arrive souvent de se sentir agressé ? Il me répond que oui et cela le rend agressif et lui crée des problèmes.

Je raconte alors l’histoire du samouraï et du moine. Un jour un samouraï se questionne sur l’enfer et le paradis. Comme il ne trouve pas de réponse à sa question, il va la chercher auprès d’un moine. Ce dernier au lieu de lui répondre se moque de son accoutrement. Le samouraï entre dans une colère noire et se met à faire des moulinets menaçants avec son sabre. Le moine imperturbable le regarde et lui dit : voici l’enfer. Le samouraï prend le temps de réfléchir. Il remet le sabre dans son fourreau. Le moine lui dit alors : et voici le paradis.

Tandis que je raconte cette histoire, je vois le visage de Stéphane s’ouvrir. Il avance maintenant sa chaise à l’intérieur du cercle. Nous nous demandons : pourquoi le moine n’a-t-il pas simplement expliqué les choses au samouraï au lieu de le provoquer ? « C’est que pour apprendre nous devons être choqués », propose Sébastien, « sinon, ce que nous apprenons reste extérieur, nous ne l’intégrons pas. »

Nous revenons à l’histoire soufie. « Nous nous laissons facilement manipuler, car nous sommes soumis à nos passions », dit Stéphane. C’est le cas du chasseur dans l’histoire soufie que nous questionnons. N’écoutant que sa convoitise, il se fait rouler par un minuscule petit oiseau qu’il laisse échapper alors qu’il voulait le tuer.

La manipulation est-elle toujours négative ? « Elle l’est quand le manipulateur ne cherche que son intérêt, elle ne l’est pas quand il cherche l’intérêt de celui qu’il manipule. C’est finalement en bousculant nos émotions et en conduisant à en prendre conscience que nous pouvons libérer notre intelligence », propose Ahmed.

Depuis que je ne suis plus professeur du secondaire et que je n’ai plus un programme à boucler, j’aime bien me laisser surprendre par des sujets inattendus et questionner ce qui se présente au moment où cela se présente. Donc je prévois un texte une question, mais une personne propose une idée ou bien il se passe quelque chose avec les participants et cela suscite une interrogation avec un enjeu plus intéressant parce qu’il est vécu et parce qu’alors on peut penser ce qu’on vit.

Lorsqu’on s’accroche à un programme défini, on risque de plaquer son propre agenda sur la réalité et par conséquent on ne se laisse pas étonner par elle, on reste confortablement avec soi-même. Or l’étonnement qui conduit à prendre du recul, à se décentrer et à questionner constitue le propre de la démarche philosophique comme le soulignait déjà Aristote. Donc j’évite de tomber dans ce piège en prévoyant des pistes mais en gardant une souplesse.

En fonction des problématiques qui apparaîtront pendant le voyage, je proposerai des questions ou des textes philosophiques sur lesquels nous pourrons réfléchir. Il est probable que cette expérience en Philomobile conduira à s’interroger sur le voyage, la rencontre, le changement des habitudes, l’impact de nos déterminismes culturels, l’altérité, mais nous serons conduits à préciser le questionnement sur ces thèmes et peut-être en découvrirons-nous d’autres plus inattendus.

Propos recueillis par Kenza Sefrioui

Toutes les infos sur https://www.laurencebouchet-pratiquephilosophique.com.

4 janvier 2018