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Villes-paysages: le plein des vides

Les villes marocaines sont la plupart du temps décrites à travers l’évolution de leur bâti. Dans son livre Villes-paysages du Maroc, l’architecte paysagiste Mounia Bennani n ous convie à les percevoir en parcourant leurs espaces libres.

Elle montre ainsi en quoi les villes coloniales ne furent pas seulement, comme cela est généralement évoqué, un lieu d’expérimentations urbaines et architecturales, mais celui d’une synergie influencée également par les idées en matière de paysage en Europe et aux États-Unis à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Loin d’être un simple appendice, la projection paysagère mise en lumière, apparaît alors non pas sous l’aspect d’un verdissement décoratif de terrains interstitiels compris entre les bâtiments, mais sous celui d’une organisation spatiale structurée par un réseau hiérarchisé d’espaces libres. Les parcs, jardins, avenues et places plantées, terrains de récréations et de jeux, parcs de sports… préfigurent de la sorte, le territoire de la ville.

Les rôles de J.C.N Forestier et M. Zaborski communément ignorés au profit de ceux de Lyautey, Prost, Laforgue, Laprade instantanément accolés au projet du développement urbain colonial sont par là même réhabilités. Il est ainsi rappelé que c’est Forestier (1861-1930), urbaniste paysagiste, auteur en 1906 de l’ouvrage Grandes villes et systèmes de parcs et alors conservateur des promenades de Paris, qui fut à l’origine de l’approche urbaine, paysagère et patrimoniale appliquée plus tard au Maroc par l’architecte urbaniste Prost (1874-1959). En effet, Forestier vint au Maroc en 1913, à la demande de Lyautey, et lui remit, à l’issue d’un séjour de quelques mois, un rapport indiquant les directions à suivre pour la planification des espaces libres au sein et aux abords des villes. Il insista par ailleurs, sur l’importance à accorder au respect de l’esprit des lieux et à la mise en valeur des paysages existants, et recommanda Prost pour mener à bien cette mission. C’est donc sur la base de ces lignes directrices que l’architecte conçut les plans d’aménagement des villes en les enrichissant néanmoins d’une donnée complémentaire et innovante : les percées visuelles sur les lieux emblématiques. Zaborski (1884-1980), paysagiste fut quant à lui le chef du bureau technique spécial des promenades et plantations (1921-1959) et le concepteur d’un certain nombre de parcs au Maroc.

Respecter l’esprit des lieux

Au fil des pages, le lecteur découvre ensuite la destinée singulière de cinq villes dont le développement fut imaginé au regard d’options dictées par leur identité propre. Rabat y est privilégiée. Qualifiée par l’auteure de « ville paysage idéale », la capitale reflète l’intérêt particulier qu’elle revêtit auprès du résident général et le modèle unique qu’elle incarna dans la conjugaison des intentions qui concoururent à l’élaboration de son déploiement. Marrakech, « cité des grands jardins », et Fez, « la ville spirituelle », eurent en commun d’être des cités-jardins avant l’heure. Elles bénéficièrent cependant d’un traitement différent qui consista sur Marrakech à intégrer les nouveaux quartiers urbains en préservant les jardins existants, et sur Fez à établir un plan des espaces libres à l’échelle de l’agglomération. À Meknès, « la ville des oliviers », la spécificité agricole de la région conduisit à l’introduction de nouvelles cultures et à l’amélioration des rendements. Le texte se clôture avec Casablanca, « une ville tournée vers son port ». Bien qu’elle ait fait l’objet de nombreuses recherches sur le plan urbain et architecturale, la ville non étudiée par Forestier, pâtit d’un manque d’archives qui limite toute étude précise. Ceci étant, et malgré le fait qu’elle soit aussi la moins verdoyante, elle dispose du plus grand jardin public urbain conçu sous le protectorat avec le parc de la Ligue arabe qui s’étend sur 30 HA.

La diversité des aménagements présentés, renseigne sur la variété des formes prises à l’époque par ces espaces libres. Elle témoigne également d’une riche créativité jardiniste adaptée aux terres et climats marocains, qui puisa son inspiration dans le large éventail des configurations existantes tant localement qu’à l’échelle européenne. Ce livre, très documenté sur le plan iconographique, dévoile un patrimoine spatial, botanique, hydraulique existant et disparu. En révélant la façon dont les aménagements furent projetés, il restitue en filigrane leurs dimensions plurielles souvent illisibles de nos jours. Il s’avère ainsi et à titre d’exemples que l’accès actuellement condamné de certaines issues compromet la fonction initiale d’articulation urbaine, que le parc du Triangle de vue (Nouzhat Hassan) ou le jardin d’Essais étaient appelés à remplir à Rabat. De la même manière la disparition de nombreuses espèces végétales estompe les tonalités de la composition originelle des plantations et des paysages qui s’offraient alors aux sens.

Maintenant au-delà de son apport historique, la réflexion retracée en introduction et menée au début du siècle sur les espaces libres, conserve encore toute sa légitimité dans les villes contemporaines, car si leur végétalisation est une réponse fréquemment opposée à leur minéralisation croissante, la teneur d’un projet de paysage ne se borne pas à la mise au vert d’un territoire. En effet, l’intervention spatiale interpelle plus largement sur la faculté à y cultiver le plein des vides en nourrissant l’espace public d’une sève génératrice d’un lieu de vie et d’échange pour les habitants.

Salima S. El Mandjra

Villes-paysages du Maroc, Rabat Marrakech Meknès Fès Casablanca | Mounia Bennani | Paris, La Découverte, 2017 | 310 p. | 39€, environ 500 DH

 

Paysagiste diplômée de l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles et de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, Mounia Bennani a ouvert son agence en 2006 et a cofondé en 2010 l’association des architectes paysagistes du Maroc, première du genre en Afrique.

Salima S. El Mandjra est architecte et enseigne à l’École nationale d’architecture. Elle est titulaire d’un master en architecture du paysage.

 

14 février 2018