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Au revoir Sepulveda

Il aimait « ceux qui ont fait du verbe « résister » chair, sueur, sang, et ont démontré sans faire de simagrées qu’il est possible de vivre debout, même dans les pires moments ». Et pour lui, « raconter, c’est résister ». Luis Sepulveda est décédé à Oviedo, en Espagne, le 16 avril dernier, des suites du Covid-19.

C’est une œuvre profondément humaine et humaniste qu’a laissée l’écrivain chilien, auteur de l’inoubliable Vieux qui lisait des romans d’amour (traduit par François Maspero en français pour les éditions Anne-Marie Métailié, et dans une quarantaine d’autres langues). Une vingtaine de romans, d’essais, de livres pour enfants, vibrant d’humour et de sensibilité, d’une profonde aversion aux ordres injustes et aux dictatures.

Écoutez ici Luis Sepulveda et le comédien français Bernard Giraudeau lire des extraits du Vieux qui lisait des romans d’amour, de La lampe d’Aladino et de L’Ombre de ce que nous avons été.

Luis Sepulveda avait milité aux Jeunesses communistes et fait partie de la garde de Salvador Allende. Condamné à 28 ans de prison sous Pinochet pour « trahison et conspiration », il a été libéré en 1977 grâce à Amnesty International. Il avait alors parcouru l’Amérique Latine, pour étudier pour l’UNESCO l’impact de la colonisation sur les Indiens Shuars puis s’était engagé dans la lutte aux côtés des Sandinistes au Nicaragua. Reporter et cinéaste, il avait été membre de Greenpeace et de la Fédération internationale des droits de l’Homme. Dans sa dernière tribune pour Le Monde diplomatique, il écrivait : « Il n’existe pas de répression, si dure et criminelle soit-elle, qui puisse entraver un peuple qui se lève. »

Luis Sepulveda avait aussi beaucoup œuvré en faveur de l’édition indépendante. Nos amis de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, les éditions chiliennes Lom, rappellent son rôle : « C’est dans le cadre de la Foire ibéro-américaine du livre de Gijon [en Espagne], organisée et dirigée pendant plus d’une décennie par Luis Sepulveda, qu’est né le premier réseau d’éditeurs indépendants hispanophone, et qu’a eu lieu la première réunion des éditeurs indépendants d’Amérique latine en 2000. C’est à la suite de cela que l’Alliance internationale des éditeurs indépendants et l’Association des éditeurs indépendants du Chili, aujourd’hui Editores de Chile, ont été créées. »

Luis Sepulveda avait notamment largement contribué à la Déclaration de la seconde Rencontre des éditeurs indépendants à Gijon en 2007, signée par une vingtaine d’éditeurs d’Amérique latine et d’Europe alarmés par l’inégalité des échanges entre les deux continents, et dont les constats et les conclusions, pensés pour le monde hispanophone, ne sont pas sans résonance dans le monde de l’édition francophone et arabophone.

Déclaration de la seconde Rencontre des éditeurs indépendants à Gijon le 12 mai 2007

Sept ans après la première Rencontre des éditeurs indépendants à Gijón, les éditeurs réunis lors de cette seconde Rencontre, en marge de la Xe Foire du livre ibéro-américaine de Gijón, constatent :

  • Que le concept d’édition indépendante qui en 2000 faisait l’objet de controverses est aujourd’hui une notion reconnue ;
  • Que l’édition indépendante, comme facteur essentiel de la diversité culturelle, a obtenu la reconnaissance des institutions, des organisations internationales et des États, et a été consacrée, avec d’autres industries culturelles, dans la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, approuvée par l’UNESCO et qui fait aujourd’hui loi aujourd’hui dans plus de cinquante pays ;
  • Que de nombreuses rencontres et instances de dialogue se sont tenues et que se sont formés des réseaux et des associations nationaux et internationaux d’éditeurs indépendants.

Nous, éditeurs réunis dans cette Rencontre qui se tient grâce au parrainage et à l’hospitalité de la Foire du livre ibéro-américaine de Gijón, reconnaissons qu’il y a eu des réalisations importantes pour que la bibliodiversité soit un droit reconnu, mais sommes conscients que cela ne suffit pas et que nous devons continuer à unir nos efforts pour :

  • Faire respecter et appliquer le droit souverain d’établir des politiques publiques pour protéger et promouvoir l’industrie indépendante et nationale du livre et de la lecture, comme les lois sur le prix unique, les incitations fiscales, le développement des bibliothèques, les mesures de protection des librairies indépendantes, les achats publics à l’édition locale, les tarifs préférentiels de transport ;
  • Permettre aux écrivains, dont la création est à l’origine de notre travail éditorial, de continuer à reconnaître dans l’édition indépendante l’effort de promotion culturelle, l’apport à la pensée critique, le sauvetage de la mémoire et notre engagement envers le livre en tant qu’expression d’idées, de culture et d’identité et pas seulement comme un produit commercial ;
  • Mettre en œuvre des législations équilibrées sur les droits d’auteur, qui protègent les droits des créateurs tout autant que la nécessité publique d’accès au savoir et à la liberté d’expression et de création, et qui empêchent le monopole sur la connaissance ;
  • Faire en sorte que le concept de libre circulation des livres et des idées ne soit pas une excuse pour maintenir et creuser l’extrême inégalité des échanges entre l’Espagne et l’Amérique latine (plus de cent contre un), et prendre des mesures compensatoires pour qu’il y ait une véritable présence du livre latino-américain dans les bibliothèques et le réseau commercial espagnol, ce qui est indispensable pour enrichir et fortifier la diversité culturelle entre nos peuples ;
  • Mettre en place des mécanismes encourageant entre les pays d’Amérique latine une distribution et un échange de livres diversifiés et équitables ;
  • Permettre aux éditeurs indépendants et aux autres acteurs de la chaîne du livre d’accéder aux nouvelles technologies sans dépendre des grands groupes, par des mesures comme le développement de logiciels en libre accès ;
  • Renforcer et multiplier les espaces d’échange et de coopération entre éditeurs indépendants, avec une éthique solidaire et fraternelle, engagée en faveur de la diversité culturelle et de la libre expression des idées, pour réaffirmer la fonction sociale et citoyenne du livre et de la lecture.

 Kenza Sefrioui

23 avril 2020