Majnoun et Leila en bande dessinée
Le dessinateur français Yann Damezin a mis en images et en vers la plus célèbre histoire d’amour arabe et décroché en juin dernier le prix Orange de la bande dessinée.
Un amour impossible, la beauté, la poésie, le désert, la mystique, la mort. L’histoire de Qays et Leila remonte au VIIème siècle et a inspiré les plus grands poètes arabes puis persans, indiens… C’est à la source persane, puisqu’il apprend cette langue, que Yann Damezin a puisé pour raconter ce classique. À la suite de Nezâmi (XIIème siècle), Djâmi (XVème siècle) et Amir Khosrow de Delhi (XIVème siècle), trois « mages de l’écritoire », il s’attache à en rendre la force qui a traversé les temps. Le résultat est stupéfiant de beauté. D’abord par le choix tout à fait original de réaliser une bande dessinée en alexandrins, et de le faire de façon fluide, sans que le texte semble affecté. Et par la splendeur des images, qui se veut un hommage à la miniature persane, avec son trait élégant et sa couleur vive.
Hommages
Pour son deuxième album, Yann Damezin a rompu avec la pratique du noir et blanc et a déployé sur papier ses gouaches, ses encres et ses aquarelles, choisissant une palette riche et lumineuse, où il voit « une véritable signification spirituelle ». L’auteur reprend les codes de la composition, du portrait des amants, l’un et l’autre éclipsant les astres, l’histoire des amants tragiquement séparés du fait d’un code social qui interdit de nommer son amour :
« La loi de l’univers est ainsi rédigée
Si le serpent ondule et si brûle la flamme,
Si la plus haute cime est toujours enneigée,
Si la fleur doit faner, l’amoureux, lui, déclame. »
L’adaptation au genre de la bande dessinée amène l’auteur à renforcer la trame narrative, avec en ouverture les portraits, le nœud tragique de l’intrigue, avec Qaïs qui forge lui-même l’obstacle à son amour, la séparation, puis la longue errance de Qaïs et sa mort. Mais là où Nezâmi faisait mourir Layla avant Qaïs, Yann Damezin ajoute une suite : Leili, contrainte à un mariage, affirme sa détermination et s’impose comme une femme forte et sage.
La version que propose Yann Damezin en fait donc une figure plus moderne que celle de Qaïs, qui s’autodétruit en se complaisant dans son idéal forcené. Même l’époux imposé trouve consolation dans son égo : « Leili, grâce à toi, mon avenir est faste : dans le feu de l’amour, je vais m’anéantir. »Si la poésie, qui défie le pouvoir patriarcal du père, n’a pas suffi à le renverser, c’est la volonté de Leili qui y parviendra, dans le refus à la fois de se soumettre aux codes sociaux, mais aussi l’invitation morbide de Qaïs de le rejoindre dans la mort.
Les deux dernières parties, « Le chant du pourrissant » et le « Contrechant » sont finalement le seul dialogue des amants séparés et font apparaître, là où la mémoire collective avait gardé l’union, le clivage entre eux. Qaïs, c’est en fait avec la nature qu’il est en fusion – comme Orphée : sa voix envoûte insectes et bêtes sauvages, qui le protègent un temps de la mort. Quant à Leili, elle lui reproche un amour non désintéressé : « tu es mort en colère » et se place sur le terrain de la mystique, au-delà du temps et des illusions du monde. Un très beau livre, plein de mélancolie.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Majnoun et Leïli, chants d’outre-tombe
Yann Damezin
La Boîte à bulles, 176 p., 380 DH