Joies et conséquences du plein air
Dans un premier roman très remarqué, Aravind Jayan expose les ravages du numérique. Caustique et efficace à souhait.
Une famille sans histoire, de la classe moyenne du Kerala. Un couple qui a travaillé toute sa vie pour s’offrir une maison, et une nouvelle voiture toute neuve, toute blanche, susceptible d’en mettre plein la vue aux voisins et à la famille.
Seulement voilà, ce qui en met plein la vue aux gens, famille, voisins, amis, à toute la ville, à tout le pays, c’est une vidéo – dont on n’aura jamais le détail – où le fils aîné, Sreenath, apparaît en pleine séance d’intimité avec sa petite amie dans un parc. Dans cette société conservatrice, c’est le scandale…
Connexions, mais liens brisés
« J’ai compris qu’il y avait un problème quand Sreenath a refusé de descendre voir la nouvelle voiture », raconte son petit frère, lecteur de Tchekhov et stagiaire dans un journal en attendant de prendre son envol. En fait de problème, c’est tout l’engrenage des violences numériques. Le jeune couple, de brillants étudiants, a été filmé à son insu et tous deux, elle comme lui, sont désormais au ban de la société. Ils doivent se cacher, quitter la ville, renoncer à leurs projets professionnels. Le dialogue est brisé entre eux et leurs familles. La zizanie s’installe au sein même des familles.
Dans ce premier roman brillant, Aravind Jayan prend le parti de l’humour, même grinçant, pour faire ressentir la profondeur du drame. La vidéo est déjà devenue virale au début du récit, et il observe avec une précision d’entomologiste les relations qui évoluent en conséquence, comme si tous les personnages, quels que soient leur rôle, leur place dans la société et vis-à-vis des protagonistes, étaient pris dans la gigantesque toile d’araignée du net, sans possibilité aucune d’en réchapper. Pour les principaux intéressés, c’est leur vie qui est détruite sans possibilité de réparation. Pour leurs familles, ce sont les efforts d’une vie pour être considérés qui sont mis à mal. Les frères ne se parlent plus. Les mariages ne peuvent plus consacrer une histoire d’amour et deviennent de simples façades de respectabilité artificielle. Une seule question sous-jacente : ceux qui s’indignent et fulminent, ne sont-ils pas les mêmes que ceux qui se rincent l’œil ?
Aravind Jayan ne pouvait être plus efficace pour sensibiliser à la puissance destructrice des images dans un monde ultra-connecté – sujet d’actualité, s’il en est. L’univers qu’il décrit est impitoyable, sans possibilité de retour en arrière ni de pardon. Un univers bien plus dur que les codes traditionnels. Le livre a été désigné Livre de l’année 2022 dans de nombreuses publications en Inde (Open Magazine, The Wire, ou encore Deccan Chronicle) et il a été finaliste du prix Bolligner Everyman Wodehouse pour la fiction comique en 2023.
Aravind Jayan est l’invité du festival Livres d’ailleurs du 28 au 30 mars prochain à Nancy.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Jeune couple s’éclate en plein air
Aravind Jayan, traduit de l’anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne
Actes Sud, 272 p., 290 DH