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Penser le trou noir

Elias Sanbar rappelle que la négation du droit des Palestiniens à résider sur leur terre réduit à néant depuis des décennies toute possibilité de partage, de reconnaissance et de paix.

« Pour divorcer, il eût fallu avoir été déjà mariés, quand ce conflit était né dans l’impossibilité même d’une union. » Le petit livre que publie sous forme de tract l’historien, poète et essayiste palestinien Elias Sanbar pour « analyser la guerre à Gaza », l’amène à revenir à la Nakba et à faire le lien entre son histoire intime et l’exil imposé aux Palestiniens en 1948. « Mon exil a commencé par un trou noir ». À 14 mois, dans les bras de sa mère, il fait partie de « l’excédent de cargaison » déversé au Liban par les blindés britanniques. Il n’arrive plus à ouvrir les yeux. À sa mère, le médecin explique : « Cet enfant a fermé ses yeux par réaction à votre propre peur. » Et Elias Sanbar ajoute : « Je ne me doutais ni ne me rendais compte que cette guerre de Gaza allait non me faire refermer les yeux mais ramener l’angoisse, celle de ma mère, celle d’un homme qui, au terme de longues années de combat pour une réconciliation historique avec ceux qui l’ont remplacé chez lui, assiste impuissant et furieux au massacre généralisé et ininterrompu des siens, au désastre de milliers d’enfants qui auront définitivement fermé les yeux. »

Ouvrir les yeux

Elias Sanbar

C’est cette notion de « trou noir » qu’analyse Elias Sanbar, à partir de cet épisode traumatique, pour décrire l’impensé de cette évidence, pour Israël et l’Occident : la guerre menée en 1948 par Israël contre les Palestiniens n’est pas un acte contre ses voisins, mais déjà un nettoyage ethnique. Dans ce livre, l’ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco fait une mise au point sur les manipulations de l’histoire et sur leurs conséquences sur le droit international. Il insiste sur l’amalgame fondateur imposé par le récit israélien pour diluer l’expulsion des Palestiniens dans la guerre contre les pays arabes voisins et inverser la responsabilité, en présentant « l’expulsion comme la conséquence de l’agression menée par les Arabes à qui l’on fera porter la responsabilité exclusive du “Désastre” que fut la Nakba ». Il dénonce la terminologie de « dernière guerre », dans le discours israélien, pour évoquer ce qui est plutôt « la phase définitive, celle commencée le 7 octobre qui devrait s’achever par la sortie de scène irréversible de tout un peuple ». D’où sa réflexion sur le génocide, qui selon lui « n’était pas à l’horizon » d’Israël en raison du « choix de partir pour avoir la vie sauve » imposé aux Palestiniens, à l’opposé de l’intention des nazis d’exterminer les juifs « dans tous les cas ». Mais il précise : « Si les Israéliens sont habités par la peur d’une disparition possible, les Palestiniens vivent quant à eux une disparition réelle, celle d’un déni d’existence définitif ». Et de conclure : « Si ce n’est pas un génocide, mais alors, qu’est-ce que c’est ? » La Palestine est dès lors « le “pays-aune” du respect du principe d’égalité, le socle de l’universalité ». Un plaidoyer « contre la cécité ».

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

« La dernière guerre ? » Palestine, 7 octobre 2023-2 avril 2024
Elias Sanbar
Gallimard, Tracts n°56, 48 p., 50 DH

28 février 2025