Droit contre libertés
Sophie Lemaître recense les instrumentalisations du droit pour bâillonner les médias et la société civile. Tour du monde d’une inquiétante régression.
« Notre société pourrait rapidement se transformer en “monde du silence” si nous ne réagissons pas et si non ne défendons pas ces droits fondamentaux que sont la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté d’association et le droit d’être informé », alerte Sophie Lemaître. Docteure en droit et spécialiste de la lutte contre les flux de capitaux illicites (corruption, évasion fiscale, blanchiment d’argent…), elle consacre un édifiant et nécessaire premier essai à un phénomène dont l’expansion est un très mauvais signe : l’intimidation, au moyen du droit, de celles et ceux qui informent sur des sujets d’intérêt général. Il s’agit d’un détournement des moyens de droits afin de réduire au silence les journalistes, les lanceurs d’alertes, les organisations de la société civile qui ne font qu’exercer leurs droits civils et politiques. La menace sur l’état de droit, la démocratie et les libertés fondamentales est directe et redoutable.
Guerre contre la démocratie

Le lawfare, ou « guerre par le droit », s’ajoute à la liste déjà longue des techniques pour faire taire (arrestations, emprisonnements, disparitions forcées, menaces, campagnes de stigmatisation, censure, cyberattaques, et autres violences…). C’est même la technique favorite des acteurs privés : Sophie Lemaître renvoie aux « poursuites bâillon » engagées contre les éditions Écosociété, l’éditeur de Noir Canada, pour obtenir le retrait de la publication. Le phénomène des « poursuites stratégiques altérant le débat public » explose. Plus lourdes encore, les poursuites bâillons transfrontalières, juteux secteur pour certains cabinets d’avocats. Après des menaces juridiques, des poursuites au civil, au pénal ou aux deux sont engagées via la législation relative à la diffamation. Sophie Lemaître fait l’inventaire des techniques employées dans le monde : poursuites pour dénigrement, abus des lois sur la protection des données personnelles ou du secret des affaires, sur la protection du droit d’auteur (pour déréférencer des articles gênants)… « Ces poursuites contre les journalistes et les défenseurs des droits humains sont devenues systémiques, comme un premier réflexe, au point qu’on pourrait se demander si ce mode opératoire n’est pas intentionnel. D’autant que d’autres voies hors contentieux existent », déplore l’autrice. Elle insiste également sur l’instrumentalisation de lois non spécifiques à la liberté d’expression, en utilisant leurs imprécisions ou en les interprétant de façon arbitraire, comme les lois sur les « mœurs », sur la propagande, sur la cybercriminalité… Cela peut aller jusqu’à la fabrication d’accusations. Ou encore d’exigences disproportionnées, imposant à une association de garantir les engagements de tout son personnel et de ses partenaires pour pouvoir bénéficier de subventions publiques. La dernière partie de livre abondamment documenté à travers une lourde actualité dans de très nombreux pays du monde, du Maroc à la Malaisie et des États-Unis au Guatemala, s’alarme de la mise au pas de la justice, via le dénigrement de juges en charge d’ouvrir des enquêtes et d’avocats qui représentent les journalistes et les défenseurs des droits humains.
Sophie Lemaître en appelle à la solidarité et à la mobilisation et propose en annexes des conseils pour se prémunir des poursuites bâillons et pour organiser le soutien.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Suivez le podcast de Sophie Lemaître, Sophie au pays des possibles
Réduire au silence, comment le droit est perverti pour bâillonner médias et ONG
Sophie Lemaître
Rue de l’Échiquier, 256 p., 270 DH