Gilbert Meynier, grand historien et fidèle ami de l’Algérie, nous a quittés.
Après la disparition brutale de Pierrette, son épouse, le 2 novembre dernier, ce bout de femme au grand cœur, voilà que Gilbert Meynier, cet homme si robuste physiquement et si agile intellectuellement, nous a quittés le 13 décembre 2017. Entouré de ses enfants et amis jusqu’à son dernier souffle, à aucun moment depuis sa rechute et sa dernière hospitalisation à la clinique protestante de Caluire à Lyon, nous n’avions senti qu’il allait nous quitter aussi brusquement. Il était digne lors des obsèques de Pierrette et courageux face à la maladie. Gilbert s’est battu avec beaucoup de lucidité jusqu’au bout, il est parti apaisé et laisse derrière lui ses trois enfants, Hélène, Pierre-Antoine, Jean-Luc et six petits enfants dont l’aînée est Violette, vers qui toutes nos pensées se tournent en ces moments pénibles.
Quarante et un jours après le décès de Pierrette, Gilbert a rejoint son âme sœur. Il en va ainsi de certains couples qui même la mort ne parvient pas à séparer. « Comment ne pas être saisi par le mystère d’amour de cette disparition », s’est interrogé, à juste titre, Christian Delorme. Gilbert Meynier, un homme humble et chaleureux, un historien de grande valeur, est l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de notre pays. Sa disparition a provoqué beaucoup d’émoi chez tous ceux et celles qui l’ont connu aussi bien en Algérie qu’en France.
Né le 25 mai 1942 à Lyon, il est agrégé d’histoire en 1966, docteur es lettres en 1979 et a obtenu son doctorat d’État en histoire le 9 juin 1979 à l’université de Nice sur le thème de L’Algérie révélée, la première guerre mondiale et le premier quart du XXe siècle, thèse dirigée par le regretté André Nouschi (2201 pages., éditée d’abord aux Éditions Droz, Genève en 1981, rééditée ensuite dans une version revue, corrigée et rehaussée d’une préface de Pierre Vidal Naquet et d’une postface d’André Noushi, aux Éditions Bouchene en 2015). L’Algérie revélée, un chef-d’œuvre, incontestablement, il est, comme l’a remarquablement relevé Pierre-Vidal Naquet dans sa préface, « un grand livre d’histoire… un livre profondément dialectique… ».
Pendant sa jeunesse, Gilbert a exercé comme professeur au lycée d’Ussel en Corrèze de 1965 à 1966, puis au lycée Alain Fournier de Bourges de 1966 à 1967. Il a rejoint le lycée français d’Oran de 1967 à 1968, puis l’université de Constantine de 1968 à 1970 en tant que Maître de conférences avant de revenir en France pour enseigner au lycée Clemenceau de Reims de 1970 à 1971. Enfin, il a professé à l’université de Nancy II de 1971 à 1984, promu professeur des universités dans le même établissement de 1984 à 2000. Année de son départ en retraite et de son installation définitive avec sa famille à Lyon, il est professeur émérite depuis 2002. Amoureux des langues, il maîtrise parfaitement l’anglais, l’allemand, l’italien, le franco-provençal et la langue arabe dont il est titulaire d’un DEUG de l’université de Nancy II, enrichi de deux stages linguistiques : l’un à l’Institut Bourguiba des langues vivantes et l’autre au Caire.
Gilbert est l’organisateur de deux grands colloques sur l’Algérie ; le premier a eu lieu à l’université de Nancy II en 1998, dont les actes ont fait l’objet d’une publication dans les Cahiers de Confluences de l’université de Nancy II en avril 2000. Le second co-organisé avec son collègue Frédéric Abécassis à l’école normale supérieure de Lyon (ENS) les 20, 21 et 22 juin 2006, « Pour une histoire critique et citoyenne ; Le cas de l’histoire franco-algérienne ». Les actes de ce colloque sont mis en ligne sur le site de l’ENS. Une synthèse des travaux a fait l’objet d’un ouvrage collectif sous la direction de Gilbert Meynier et Frédéric Abécassis, Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire (Paris, La Découverte, 2008, et Alger, INAS Éditions, 2011).
Avec le soutien d’un collectif d’historiens, Gilbert a tenu à organiser cette importante rencontre qui avait réuni près de 75 chercheurs en réaction à la loi du 23 février 2005 dont l’article 4 dispose : « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Pour Gilbert l’objectif de ce colloque est double : il s’agit, d’une part, de promouvoir l’idée selon laquelle la recherche et l’enseignement de l’histoire doivent rester libres de toute injonction politique et, d’autre part, d’empêcher les pressions officielles et les lobbies de mémoire de part et d’autre de la Méditerranée.
Contre les lobbies de mémoire
De concert avec certains universitaires et militants associatifs, (Daniel Rivet, Lahouari Addi, Frédéric Abecassis, Zahir Harir, Boualem Azahoum…) Gilbert est membre fondateur de l’association Forum de solidarité euroméditerranéenne (FORSEM), que nous avions fondée en janvier 2011, suite à l’espoir et à la dynamique suscités par les révoltes dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. Convaincus qu’il existe entre les rives africaines et européennes de la Méditerranée plus qu’une proximité géographique ; des liens humains, historiques, linguistiques et culturels, rapprochent en vérité les deux rives plus qu’elles ne les éloignent.
La vie de Gilbert est consubstantielle à celle de l’Algérie, pays pour lequel il a constamment fait preuve de disponibilité en répondant avec bienveillance aux nombreuses sollicitations de doctorants travaillant sur l’histoire franco-algérienne, en contribuant à des revues comme Naqd ou Insanyat du Crasc d’Oran et en donnant d’innombrables conférences sur l’Algérie dans nombre d’universités tant en France qu’en Algérie. Tant de partages et d’échanges intellectuels et politiques avec lui, tant de conférences et de colloques si riches tenus grâce à lui sur l’Algérie durant tant d’années… qui nous ont marqués pour toujours.
Très attaché à l’Algérie et à l’amitié franco-algérienne, il s’est très tôt engagé, en tant qu’étudiant à l’université de Lyon, en faveur du combat libérateur du peuple algérien en organisant avec Jean-Loup Salletes et ses autres camarades de l’Union des Étudiants de France (l’UNEF) en 1961 une manifestation de soutien à la cause indépendantiste. Il a été arrêté et passé à tabac par la police avant d’être relâché. Aussi, il fut l’un des premiers à s’engager bénévolement dans la campagne d’alphabétisation à l’été 1962 dans le quartier populaire de l’Oued Ouchayeh à El Harrach sous la responsabilité du regretté Tahar Oussedik. Gilbert est l’un des précurseurs d’un rapprochement entre la France et l’Algérie. Dans son dernier livre, L’Algérie et la France, deux siècles d’histoire croisée (Paris, L’Harmattan, Collection de l’Iremmo, août 2017), il a renouvelé son vœu de voir la réalisation d’un manuel d’histoire franco-algérien écrit à plusieurs mains par des historiens algériens et français.
La pensée de Gilbert s’inscrit, dans une certaine mesure, dans la continuité d’une tradition intellectuelle française solidement ancrée qui œuvre depuis les saints simoniens, dont la figure de proue est Ismaïl Urbain, à une rencontre féconde et fondamentale entre l’Orient et l’Occident, celle-là même, précisait Jacques Berque, « qu’ingénieurs et officiers saint-simoniens avaient cherché en Égypte puis en Algérie, non sans résultats estimables ».
Histoire franco-algérienne épurée de l’idéologie coloniale
Grand spécialiste de l’Algérie, Gilbert Meynier a laissé une œuvre monumentale qui a largement contribué à une connaissance approfondie de l’histoire de l’Algérie, même si l’on n’a pas encore pris suffisamment conscience ici et là bas de l’importance de cette œuvre. L’histoire de l’Algérie, écrit-il, dans L’Algérie et la France, deux siècles d’histoire croisée, n’est réductible ni à la colonisation ni à la guerre d’indépendance, elle renvoie à l’histoire de la Méditerranée au temps long telle que conçue par Fernand Braudel pour comprendre le présent et le passé proche de ce pays. Il précise que « l’entité spatialo-humaine qui deviendra l’Algérie n’a pas commencé en 1962 non plus en 1830 et pas davantage en 1518 », elle est marquée par un enracinement de longue durée revoyant aux dynasties islamo-berbères des Almoravides, Almohades, Zyanides, Rostomides, Hammadides… du XIe au XVIe siècle, voire aux royaumes numides de l’antiquité.
Grand esprit, homme de culture et d’une grande curiosité et probité intellectuelles, il est l’auteur d’ouvrages de références cités ci-dessous. Excellent pédagogue, chercheur infatigable et grand humaniste, Gilbert est né, pourrait-on dire, pour être historien et défenseur des droits humains. Sa vie est une quête à comprendre l’humain, ses réflexions et ses luttes sont une invitation à reconnaître en nous l’humanité de l’autre. Dans l’histoire intérieure du FLN, il fait observer remarquablement que s’il y a bien « plusieurs couleurs à l’arc-en-ciel, il n’y a qu’un seul ciel ».
Par son engagement sans faille et son honnêteté intellectuelle inflexible, ses travaux sont une source d’inspiration incontournable pour tout historien soucieux de s’engager dans la recherche en histoire de la colonisation. Ses travaux, après ceux de Charles-André Julien, de Charles-Robert Ageron, de Pierre Vidal-Naquet… ont marqué le début d’une histoire franco-algérienne épurée de l’idéologie coloniale, ce sont bien les premiers historiens français à prendre leur distance avec « l’école coloniale » de l’empire. Cette approche nouvelle de la recherche en histoire de la colonisation est aujourd’hui partagée par de jeunes historiens français et algériens suscitant ainsi l’espoir d’une évolution progressive vers une histoire partagée entre la France et l’Algérie.
La vie de Gilbert s’est confondue avec l’histoire de notre pays. Sa retraite est dédiée totalement à la recherche sur l’histoire de l’Algérie. Pays qu’il a tant aimé, tant de fois visité et pour lequel il a consacré près de cinquante années de recherche. Avec sa disparition c’est une partie de l’histoire de notre pays qui s’en va. Malgré la maladie et la fatigue, Gilbert a tenu à être présent à Vaulx-en-Velin pour la journée d’hommage du 17 octobre 1961.
Le monde de la recherche vient de perdre en la personne de Gilbert Meynier un grand serviteur de l’histoire. J’ose espérer que les Algériens reconnaîtront l’œuvre monumentale qu’il a consacrée sa vie durant à l’histoire de notre pays très riche mais mal connue et mal enseignée, c’est une dette d’amitié et de justice que nous lui devons.
Tahar Khalfoune
Gilbert Meynier est l’auteur de nombreuses publications, parmi lesquelles :
– Histoire intérieure du FLN, Paris, Fayard, 2002, 819 p. ;
– L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’islam, Paris, La Découverte, 2007, 236 p. Réédité en poche, 2009, Alger, Barzakh, 2007 ;
– L’Algérie, cœur du Maghreb classique. De l’ouverture islamo-arabe au repli (698-1518), Paris, La Découverte, 2010, 359 p., et Alger, Barzakh, 2012.
Co-auteur, entre autres,
– avec Ahmed Koulakssis, L’Émir Khaled, premier za‘îm ?, Paris, L’Harmattan, 1987, 379 p. ;
– avec Mohammed Harbi, Le FLN, documents et histoire, Paris, Fayard, 2004, 898 p.;
– avec Frédéric Abécassis (dir.), Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, Paris, La Découverte, 2008, 250 p., et Alger, INAS Éditions, 2011 (en français), 189 p. ; et traduit en arabe par Khaoula Taleb-Ibrahimi, professeure à l’Institut de langue et littérature arabes de l’université d’Alger ;
– sous la direction de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault, Histoire de l’Algérie à la période coloniale: 1830-1962, postface de Gilbert Meynier et Tahar Khalfoune, Paris, La Découverte, et à Alger, Barzakh, 2012, 717 p. ;