Amours chiennes
Cri de rage d’un adolescent privé de ce qui lui était le plus cher, le quatrième roman de Yamen Manaï vient de recevoir le prix de l’Arganier, décerné par les élèves des lycées français de Casablanca, Marrakech et Rabat.
« Laissez-moi vous dire : depuis que j’ai ouvert les yeux sur ce monde, je le sens peser sur moi de son poids injuste, et je m’y suis habitué. Alors vos charges lourdes, vous pouvez vous les mettre où je pense. » C’est sur ce dialogue au ton amène entre un jeune adolescent et son avocat que s’ouvre le quatrième roman de Yamen Manaï. Le jeune homme est incarcéré pour avoir tiré sur son père, sur le maire et sur le ministre de l’Environnement qui s’en étaient pris à sa chère Bella. Il raconte son geste, qu’il assume pleinement, et crie sa rage contre son monde, violent et verrouillé de faux-semblants.
Cri de rage
À quinze ans, il se sent « vieux de mille ans ». Les copains du collège qui d’ailleurs ne mène à rien ? Des « enflures » et des hypocrites. Les islamistes ? « des enculés comme les autres ». Son père ? Un docteur de l’université qui « fait ce qu’il veut avec l’argent qu’il n’a pas », s’achète voitures et lunettes de luxe pour draguer ses étudiantes et laisse ses enfants porter des habits « pourris », quand il ne les assomme pas de coups. Piégé dans la banlieue sud de Tunis, banlieue « populaire c’est pas vraiment le mot, pourrie conviendrait mieux », où « rire est en fait une autre façon de pleurer », il grandit tant bien que mal en passant sa rage sur les mouches quand d’autres jettent des pierres aux chats, lit Tchekhov et philosophe : « La vérité c’est qu’on ne mérite pas d’avoir des animaux dans ce pays, même pas des chiens, même pas des mouches. On devrait rester entre nous, entre monstres. » Le choc, c’est sa rencontre avec Bella, « une maigre boule de poils beiges tachetés de blanc sur le museau et sur le front, et des yeux encore collés. » Entre l’enfant qui se sent de trop chez lui et le chiot abandonné, c’est une passion fusionnelle qui fait d’eux des « parias, des dégueulasses, des intouchables » aux yeux de la famille.
Yamen Manaï est ingénieur et collectionne les prix. Il est l’auteur de La marche de l’incertitude (Elyzad, 2010, Comar d’or), de La sérénade d’Ibrahim Santos (Elyzad, 2011, prix Biblioblog et Alain-Fournier) et de L’amas ardent (Elyzad, 2017, prix des Cinq continents de la francophonie). Il livre ici son récit le plus accompli formellement. Ce bref roman, déjà lauréat du prix de la Littérature arabe 2022, du prix Orange du livre 2022 et du prix du roman métis des lycéens, est une fulgurance de colère et d’ironie. Le garçon en mal d’amour se fait justicier. Mais sa vengeance dépasse Bella. Son geste, qui vise la main des hommes exécuteurs, semble englober tous les méprisés et les opprimés que ce système condamne à mourir au fond de la Méditerranée, du moins à endurer une existence sordide dans la plus noire misère affective. Une existence qui ne vaut pas mieux que celle du lion du zoo, « clochard, mal nourri, à la peau toute fripée comme un vieux blouson de cuir », « qui tombe en ruine », comme tout le reste du pays. Si une vie de chien n’est pas enviable quoi qu’elle soit le quotidien de millions d’humains, Yamen Manaï invite aussi ici à reconsidérer notre rapport à l’animal.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Bel abîme
Yamen Manaï
Elyzad, 112 p., 190 DH
Dans le texte
Avenir ?
« Mon avenir était déjà condamné bien avant tout ça. Pourquoi ? Parce que je suis né ici, dans ce pays, parmi ces gens, parmi vous. Comment expliquer alors que trente jeunes du quartier se sont jetés dans la mer s’ils avaient un avenir ici ? Pourquoi Tarek le cerveau s’est-il embarqué là-dedans, sa licence de maths collée contre sa poitrine, s’il avait un avenir ici ? Combien de fois il a écrit au ministère pour être affecté ? Et Ziwene le jardinier, avec son diplôme d’agronome ? Combien de fois il a écrit à l’office pour qu’il soutienne son projet d’agriculture biologique ? Il répétait à qui voulait bien l’entendre que l’Europe a donné au gouvernement des subventions pour les gens comme lui, et que cela faisait des années qu’il ne voyait pas la couleur de cette aide qui lui revenait de droit. Même Moussa le chat, le moins diplômé mais le plus futé de tous, il s’est livré au Grand Bleu alors que ce mec déteste l’eau au point de ne pas supporter une goutte de pluie. Tous ces gars, qui avaient le cul vissé aux chaises du Café des Sports à siroter le même capucin, et qui rêvaient d’un avenir comme d’un bus qui ne passe jamais, les voilà aujourd’hui qui nourrissent les poissons de leurs corps de noyés. Alors je vous avoue que non, je n’ai pas pensé à mon avenir une seule seconde quand j’ai tiré sur tous ces gens. »
Cet article a été publié pour la première fois dans le n°295 de TelQuel, du 24 au 30 septembre 2021.