Borges et le monde arabe
« L’œuvre de Borges est une puissante et immense prison, une prison parfaite, systémique et inimitable. Il coûte d’en sortir, de penser d’une autre manière et d’écrire d’une autre façon pour l’auteur lui-même. […] Borges est moins un homme qu’une littérature complexe et diffuse. » Tels sont les mots avec lesquels José Maria Martinez, directeur de l’Institut Cervantès de Rabat, a lancé, le 12 novembre dernier, la conférence intitulée Borges en el mundo arabe : laberintos, oriente y universo.
Abdellatif Limami, professeur, écrivain et critique littéraire figure de l’hispanisme marocain, rappelle que les départements littéraires, notamment les départements hispaniques du Maroc se sont assez peu penchés sur son œuvre complète et se limitaient souvent à l’étude isolée de certains écrits. En effet, comprendre l’œuvre de Borges suppose un travail d’érudition où il convient « d’étudier toute une littérature entre les lignes ». Abdellatif Limami estime qu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980, peu de choses ont été écrites sur Borges, et signale une thèse qui tentait de dessiner les contours de la relation de l’auteur latino-américain avec le monde arabe, en abordant des thématiques comme l’universalité, l’Islam, le Coran ou le monde des Mille et une nuits, autant de notions fondamentales pour comprendre l’écriture de Borges.
Rupture avec la vision orientaliste
Comme l’indique Lucas Adur, docteur en littérature et membre de la Faculté de philosophie et de lettres de Buenos Aires, l’œuvre de Borges se pose en rupture avec la vision orientaliste dont la littérature argentine peinait jusqu’alors à se déprendre. Tantôt associé à un archaïsme barbare ou à un exotisme magique et sensuel, rares sont ceux qui comme lui cherchèrent à dépasser les visions orientées du monde arabe. Borges demeurait toutefois conscient des propres biais pouvant limiter sa compréhension et chercha à affiner celle-ci en s’intéressant aux œuvres qu’il identifiait comme fondatrices : le Coran et Les Mille et une nuits.
Son étude du Coran était motivée par une volonté de saisir le texte, son fonctionnement et son esthétique. Dépasser les fantasmes orientalistes et s’imprégner du Coran pour nourrir ses propres écrits, tels étaient les objectifs de l’auteur qui s’adonnait à une lecture plus créative que véritablement spirituelle. Dans un souci de vraisemblance, le Coran est directement cité dans certains de ces ouvrages se déroulant dans des régions moyen-orientales ou dont les personnages sont de confession musulmane. Le Coran, loin d’être uniquement exploité comme un inépuisable réservoir de références, permettait aussi à Borges de développer des stratégies narratives et l’influençait sur le plan stylistique. En raison de son caractère sacré et du rapport au texte que ce statut entraîne, le Coran apparaissait comme une source d’inspiration pour l’auteur. C’est un mécanisme similaire que l’on observe avec la Bible : le texte religieux fondateur apparaît comme la matrice des autres textes profanes. Le Coran de par son statut de « livre impénétrable à la contingence » est édifié en modèle absolu et éternel vers lequel l’œuvre littéraire doit tendre bien qu’elle ne puisse jamais y parvenir. C’est ce rapport au sacré qui joue un rôle crucial dans la conception littéraire de Borges. Il considère que, contrairement au livre sacré, l’œuvre littéraire est altérable en ce sens que chaque lecteur entretiendra avec l’écrit littéraire un rapport intime qui lui donnera un sens nouveau. Borges s’intéresse ainsi au Coran comme livre inaltérable, car il lui permet de définir en contrepoint la littérature humaine.
Enfin, Santiago De Luca, docteur en lettres à l’Université Complutense de Madrid et spécialiste du travail de Borges, explique que Les Mille et une Nuits ont constitué pour Borges une première ouverture sur le monde arabe. Il entretienait un rapport très intime avec ce texte qu’il avait lu enfant et pour lequel il éprouvait une grande fascination. Il fut aussi marqué par le singulier rapport à la temporalité ménagé dans Les Mille et une Nuits, où le temps des récits de Shéhérazade se mêle au déroulement d’une narration extérieure à ces derniers. La mise en abîme et la répétition des nuits créaient un temps circulaire et une sensation d’infini aussi traduite dans le titre par la locution « et une nuit ». À la conception du temps, s’ajoute une impression d’oralité dans les récits de Shéhérazade qui font des Mille et une Nuits un véritable modèle littéraire pour Borges. Les Mille et une Nuits dépasse le statut de simple source d’inspiration pour l’auteur qui cherche à faire partie de la « généalogie de traducteurs ennemis » qui s’emparèrent des Mille et une Nuits. En effet, Borges, pour s’inscrire dans les temps infinis des nuits, leur ajouta un récit : « les deux qui rêvent ».
Ainsi, analyser le lien qui unit l’auteur argentin au monde arabe permet de dévoiler quelques rouages de « la machine complexe et clandestine » que constitue l’œuvre de Borges. Rapport à une temporalité infinie et circulaire, lien avec le sacré, complémentarité de l’universalité et de l’intime ou encore impression d’oralité sont autant de thématiques fondamentales que Borges a pu explorer à travers son immersion dans le monde arabe. Les Mille et une Nuits et le Coran qui constituèrent pour lui deux portes d’entrée sur cette culture imprégnèrent son œuvre et influencèrent grandement sa conception d’une littérature qui comme il le rappelle vise davantage à « conmover que convencer. », à émouvoir qu’à convaincre.
Pour les hispanophones, la conférence est à retrouver ici.
Capucine Froment