Dans l’ombre des Lumières
Pankaj Mishra relit l’époque moderne et contemporaine à l’aune des promesses non tenues de la modernité et des Lumières.
C’est une analyse lucide de notre monde tourmenté que propose l’essayiste indien Pankaj Mishra. Montée de l’extrême-droite, accès au pouvoir de figures populistes et nationalistes, mouvements intégristes radicaux… partout émergent des manifestations identitaires destructrices. L’accélération de la circulation de l’information fait ressortir l’aspect systémique de cette violence. Pour l’auteur, nous vivons une véritable « guerre civile mondiale » : contre les thèses fumeuses du choc des civilisations, il rétorque par une relecture brillante de trois siècles marqués par la confiscation des promesses des Lumières au profit d’une élite.
La logique du ressentiment
L’âge de la colère, publié en anglais en 2017 et récemment traduit en français, se veut comme l’indique son sous-titre, « une histoire du présent ». Pankaj Mishra remonte au XVIIIème siècle pour retracer les racines de ce phénomène. Pour lui, l’élément essentiel est l’ambivalence intrinsèque de la modernité : « Il n’a presque jamais été souligné au cours des dernières décennies que l’évolution de la modernisation était en grande partie une histoire de carnage et de chaos plutôt que de convergence pacifique. » Il y a certes eu l’humanisme, le rationalisme, l’universalisme, la démocratie libérale, mais il y a eu aussi le racisme, le colonialisme, l’impérialisme, le technicisme… Et le discours du progrès et des Lumières n’était pas seulement un discours rationnel mais prenait aussi des accents messianiques. Comprendre les enjeux actuels suppose d’envisager « l’être humain dans son irréductibilité, avec ses peurs, ses désirs et ses rancœurs. »
Cette logique du ressentiment, où chacun désigne l’Autre comme responsable de son sort, sert à Pankaj Mishra de grille d’analyse pour relire et relier les graves événements contemporains, du totalistarisme aux attentats du 11 septembre 2001 en passant par la révolution iranienne de 1979. Dans un durcissement tragique, les exclus des promesses d’égalité et de prospérité, laminés par l’ultralibéralisme se repolitisent au profit des populistes, des démagogues et vendeurs d’espoirs de tout poil. L’auteur consacre des pages importantes au nationalisme, surtout à la façon dont il s’invente des figures d’homme nouveau voire de surhomme : « L’échec à rattraper les pays “développés” et acquérir une position d’éminence internationale a fait resurgir aujourd’hui en Inde, après de nombreux autres pays, le fantasme de l’homme fort qui guérira les vieilles blessures. »
Très richement documenté, cet essai propose un voyage passionnant dans l’histoire intellectuelle et politique et rappelle le besoin urgent « d’une pensée réellement transformative sur le soi et le monde ».
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
L’âge de la colère, une histoire du présent
Pankaj Mishra, traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalios
Zulma, 462 p., 11,50 € / 150 DH