Désaliéner le monde arabe
Il y a trois ans disparaissait le grand psychanalyste égyptien Moustapha Safouan. Retour sur un de ses ouvrages majeurs, où il faisait le lien entre langues et liberté.
Il avait traduit en arabe L’interprétation des rêves de Freud, La Phénoménologie de l’esprit de Hegel, le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et, en arabe égyptien l’Othello de Shakespeare. C’est en psychanalyste et en fin connaisseur des langues et des systèmes politiques du monde arabe que Moustapha Safouan (1921-2020) interroge le levier central de l’aliénation dans nos pays. Pourquoi le monde arabe n’est pas libre n’admet pas de point d’interrogation, mais une analyse forte et courageuse d’un verrou terrible : l’usage politique de la religion et de l’écriture. Cet ouvrage, paru en 2008, est composé de plusieurs conférences et articles que Moustapha Safouan avait commencé à écrire après la défaite de juin 1967 et, selon les circonstances, en arabe classique ou en arabe égyptien. Ces textes ont été rassemblés chez un éditeur spécialisé en psychologie clinique, afin d’échapper à la censure en Égypte, puis traduits en anglais et, de là, en français, pour une édition augmentée d’un chapitre sur le terrorisme après le 11 septembre 2001.
Le gouvernement de l’ignorance
Moustapha Safouan propose une passionnante relecture à la fois de l’histoire intellectuelle, économique et religieuse du monde arabe, dans une perspective comparatiste avec ce qui s’est passé en Europe de la première Renaissance du XIIème siècle jusqu’aux Lumières, sans omettre le colonialisme. Il pose d’emblée comme pierre angulaire de sa réflexion le lien entre Vérité et langage, mais aussi avec l’écriture et le pouvoir. Il retrace sur l’histoire longue, depuis les anciens États du Nil ou de Mésopotamie, le rejet de la langue vernaculaire comme légitime pour exprimer « des idées élevées, une signification profonde ou des sentiments sublimes » : « En un mot, ces anciens souverains (qui au moins avaient l’excuse d’être des bâtisseurs d’empires) se comportaient à l’égard de leurs sujets exactement comme le pouvoir colonial. Le colonisateur, dès lors qu’il conquiert un pays étranger, commence par dévaloriser la langue des indigènes afin que les indigènes se dévaluent eux-mêmes et s’empêchent de penser à une liberté qu’ils ne méritent pas et qui ne leur convient pas. » L’auteur s’inquiète de la coupure linguistique entre le peuple et les intellectuels que le narcissisme de maîtriser la langue savante empêche de réaliser que « le but de l’écriture doit être de fournir la matière avec laquelle le peuple pourra articuler une compréhension plus efficace de sa situation. » Moustapha Safouan revient sur Dante qui renonça à écrire en latin pour écrire en italien et plaide pour libérer la pensée de la politique de l’écriture qui prévaut depuis des milliers d’années et sortir de sacralités étouffantes qu’instrumentalisent des États théocratiques. À Edward Saïd qui estimait que le rôle des écrivains était de « dire la vérité au pouvoir », il répond que le pouvoir est sourd, et que c’est plutôt « d’aider nos peuples à se pénétrer de leurs discours de façon à les amener à se libérer eux-mêmes » – ajoutant aussitôt cette question : « est-ce encore un fantasme ? » Et de clore ce brillant ouvrage sur un appel à la réédition des écrivains novateurs, à l’étude de la grammaire des langues arabes vernaculaires et à l’apprentissage des langues.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Pourquoi le monde arabe n’est pas libre. Politique de l’écriture et terrorisme religieux
Moustapha Safouan, traduit de l’anglais par Alain et Catherine Vanier
Denoël, 2008, 192 p., 16 €