En mémoire d’Adam Ingiliz
Le nouveau roman de Abdelaziz Baraka Sakin, un touchant hommage aux trajectoires accidentées des migrants, sort en septembre.
Il s’appelait Adam Saad Saadan mais pour tous ceux qui l’ont croisé, aimé, côtoyé, il était Adam Ingiliz – « Adam Angleterre ». Il avait rêvé de rejoindre ce pays dont il maîtrisait la langue, avait traîné sa silhouette maigre sur la « route des Fourmis, cette route qui ne figure sur aucune carte au monde, qu’aucun géographe ne mentionne », depuis le Soudan, en passant par l’Autriche et jusqu’à la Jungle de Calais, au point de perdre la raison. Un jour, il décide de rentrer au pays. Peu de temps après, il est retrouvé mort, entouré de corbeaux, une rose blanche en plastique dans sa poche. Dans ce récit choral, Abdelaziz Baraka Sakin donne un visage à ces personnes à qui l’on colle l’étiquette de « migrants », pour rappeler la singularité de leur existence, leur courage et leur humanité.
Résister face aux zones de non-droit
Le romancier soudanais, auteur entre autre de Les Jango (prix Tayeb Saleh 2009) et du Messie du Darfour (2016), éclaire une facette du défunt à travers les témoignages et les souvenirs de ses amis. Pour Ahmad al-Nour, son presque frère, c’est la culpabilité de l’avoir abandonné dans la Jungle après une stupide dispute, alors même qu’il lui devait la vie. Pour Mama Eva, qui l’a hébergé, Adam n’était pas fou mais sortait « d’un cercle imaginaire que nous ne voyions pas, mais dans lequel nous vivions, comme dans une prison infâme dont nous ignorions l’essence », « un homme véritable pour qui la vie ne signifiait rien, pas plus que la mort ou le manque ». Son ami Ibrahim Karanki, qui sacrifie un mouton en hommage funèbre, se souvient de leur tentative ratée de traverser la Manche en ballon. Zahra, qui l’a aimé, se souvient d’un « être exceptionnel », tendre et galant : « c’était “le corbeau qui m’aimait”, sans lui la Jungle aurait eu raison de moi, elle et sa misère, son air salin, ses vents empoisonnés ».
Abdelaziz Baraka Sakin documente les parcours à travers la Turquie, la Hongrie, la Bulgarie, la Slovénie, l’Autriche, jusqu’à l’arrivée sur les rives de la Manche. Il retrace les trafics, les contrôles, les ruses, la misère, les marchands de sommeil, la faim, l’épuisement mais aussi les solidarités. Il est attentif aux mots : un missile est un « réfugié qui vient d’arriver en Europe e qui n’a pas encore de domicile ou même d’adresse officielle, celui qui a quitté sa base de lancement pour sa cible et qui ne reviendra jamais en arrière, qui finira par exploser en atteignant son objectif, le moment précis de l’explosion étant comme une nouvelle naissance » ; une machine a obtenu un permis de résidence permanent et travail, c’est un « réfugié rémunéré ». « Certains pensent ici que la migration fait partie de l’esclavage volontaire », résume, amer, l’un des témoins. On part pour fuir la guerre, une mafia, la vengeance. On tombe sur des monstres et sur des pépites d’humanité. Mais ce qui intéresse le romancier, c’est surtout le mystère irréductible de chacun, ce qui se dérobe au-delà des anecdotes et des discussions. On ne saura pas pourquoi Adam Ingiliz a voulu rebrousser chemin. Mais on aura comme indice cette image poétique des corbeaux tutélaires : « révoltés et sages, parce qu’ils sont plus intelligents et qu’ils ont une âme pure. » Et il restera la trace laissée par l’absent.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Le corbeau qui m’aimait
Abdelaziz Baraka Sakin, traduit de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin
Zulma, 176 p., 230 DH