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Enfer : définition

Le magnifique recueil de Abdellatif Laâbi explore l’exigence d’humanité, malgré l’horreur ambiante.

« On ne comprend pas toujours

les nuages

leur ballet insolite dans le ciel

les peintures élaborées qu’ils exécutent

avec la prestesse d’un calligraphe

Et voilà qu’ayant achevé ainsi leurs œuvres

ils les effacent aussitôt

sans que l’on s’en aperçoive »

Ainsi s’ouvre le dernier recueil de Abdellatif Laâbi, explorant le mystère de la vie. Dans la première section, « Paroles sous la cendre », il s’attache aux détails qui en font le suc et dont il tire des aphorismes : les larmes d’un enfant, un sourire, « version civilisée / du rire », le regard d’un animal, le plaisir d’une sieste ou de travailler sur écran pour contempler, comme au cinéma, « les brouillons de films / qui se bousculent dans nos têtes ». Il y a dans ce livre, qui nous embarque sur « Le voilier des mots », la recherche de la quintessence de la vie, dans son ambivalence, ses balancements entre tragique et comique, entre profondeur métaphysique et délectation à renvoyer au loin ce qui pourrait avoir la lourdeur du drame. Comme toujours, l’ironie et l’humour sont les meilleurs alliés du poète : puisque les croyances « se vendent au kilo », moteur nécessaire de la haine omniprésente, il se présente en lecteur frénétique, en « intégriste de la lecture » : « je lis / pour ne pas salir mes yeux / et garder les mains propres ». Distancié, il s’interroge sur la création quand l’écriture « se répète / à l’image de l’Histoire ». Inquiet, dans un monde de violences et de guerres incessantes, il se demande jusqu’à quand résistera « la flamme de la résistance ».

En quête de dignité

Mais, dans cette quête de lucidité, c’est surtout aux croyances du siècle que s’en prend Abdellatif Laâbi : le jargon des économistes hermétiques, la furie des intégristes… tous les leviers de violence et d’atteinte à la dignité humaine. Le paradis ? une illusion aux couleurs de Walt Disney, pour naïfs ou arriérés. Quant à l’enfer, s’il demande d’abord : « c’est quoi ? », la suite de cette section fait l’inventaire des situations qui l’illustrent. Le poète se glisse dans la peau de celles et ceux qui le vivent au quotidien : « je suis une femme / dans un pays où je dois me taire / si je veux avoir la vie sauve », un poète qui met son « cœur à nu », une victime du réchauffement climatique, de la guerre, un orphelin. Il est « celui par qui la différence arrive ». Et il conclut : « Qui dira l’enfer / de celles-ci et ceux-ci » ? L’enfer, c’est aussi l’indifférence, quand le monde semble dire « Tragédie toute ». Cet appel à la lucidité et à la vigilance se poursuit dans « Ne me parlez pas de sagesse », où il admoneste le lecteur : « Si tu sens que le livre / que tu as entre les mains / ne sollicite guère ton intelligence / et n’a cure de la liberté / jette-le à la poubelle ! »

Puis Abdellatif Laâbi rend hommage à la poétesse luxembourgeoise Anise Kolz, « la meilleure d’entre nous ». « Le voyage, j’imagine » anticipe la durée, le confort, la monture, le paysage sonore du « dernier » (vraiment ?) chemin vers la délivrance, dans un très beau moment de rêverie et de sérénité. Mais ce n’est pas sur cette tonalité qu’il décide de clore ce recueil : « Vivant ! » fait l’éloge du rire, de l’amour, fait la liste des envies, savourer un café, une lettre ou un titre, et « Par le livre alléché » énumère les « idées pour le prochain livre »…

Et vous, vous lisez quoi ?


Kenza Sefrioui

À deux pas de l’enfer
Abdellatif Laâbi
Le Castor astral, 160 p., 210 DH

17 mai 2024