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État civil : les fantômes du Souss

En solidarité avec les revendications pacifiques et légitimes de justice sociale du mouvement GenZ212, En toutes lettres vous donne accès libre à plusieurs textes parus dans la collection Enquêtes, qui témoignent des conditions de vie indignes de nos concitoyens.

« « On est en train de créer un stock de criminels », s’alarme Abdellah Soussi, président de la Fondation Amane pour la protection de l’enfance. À Taroudant, cette association réalise un travail titanesque qui a un retentissement sur tout le territoire national. « Les problématiques de l’enfance en difficulté à Taroudant sont multiples : accès à l’état civil, insertion à l’école, insertion professionnelle, accès à la CIN, accompagnement au préscolaire, accès à la famille et aux mécanismes de recours », explique-t-il.

Tout a commencé par une enquête de six mois menée par Amane début 2010 sur la situation de l’enfance dans la région. L’étude a montré qu’il y avait un besoin considérable de soutien à l’enfance en raison de la faiblesse des prestations étatiques. Amane a ciblé une quarantaine de familles vulnérables de la ville. « En octobre 2010, nous avons ouvert notre centre jour de proximité. On voyait bien que la question de l’état civil émergeait comme une problématique aussi importante que complexe. L’absence d’état civil est un indicateur de vulnérabilité très forte. Un enfant sans état civil devrait tout naturellement bénéficier du système de protection de l’enfance », souligne Abdellah Soussi. Et d’ajouter : « À l’époque, l’association recensait jusqu’à 200 cas par an, mais on ne résolvait que 20 à 25 cas. C’étaient des cas difficiles, soumis à des procédures encore plus compliquées. Nous avons donc multiplié les consultations avec l’Unicef, Save Children et d’autres ONG internationales afin de mettre en place une méthodologie efficace pour résoudre le problème de l’état civil.» Les années 2013 et 2014, Amane les consacre à appliquer sa stratégie dans la province de Taroudant. Il fallait faire face aux problèmes sociaux des communautés concernées, aux embûches en rapport avec la procédure à l’échelle locale, puis enfin aux problèmes nationaux (lois, procédures administratives). En 2015, Abdellah Soussi et ses amis s’attaquent au plaidoyer et ciblent Rabat. « Nous avons réalisé que les responsables à Rabat n’étaient pas conscients de l’ampleur du phénomène ni de la complexité du processus de régularisation.» L’année suivante, Amane décide d’élargir son champ d’intervention et investit la région de Tata, Souss et Massa (Tata, Tiznit, Chtouka Aït Baha, Agadir, Inzegane et Aït Melloul).

Oulidate saroute

Abdellah Soussi et les autres cadres de l’association impliquent tous les intervenants dans cette opération : le tribunal, les autorités locales, la Santé, l’Éducation… « Nous les avons sensibilisés et mobilisés autour de cette question qui leur posait problème dans leur travail au quotidien. Nous nous sommes positionnés comme des facilitateurs afin de les aider à faire aboutir les doléances des familles. » Dans ce registre, plusieurs intervenants sont ainsi concernés : l’autorité locale pour délivrer les documents, la Santé pour résoudre le problème de l’avis de naissance, l’école pour l’inscription. L’équipe d’Amane investit la région au cours des moussems et des souks hebdomadaires. Elle se rend compte que le problème est encore plus grand qu’elle ne pensait. À Ouled Berhil, Tata et Taroudant, des familles, des grands-parents aux enfants, ne disposent pas d’état civil. Des villages sont en grande majorité habités par des personnes sans état civil, comme le douar Ayne Abi à Bouigra, ou à Aït Amira et Leqliaâ. « À Ouled Tayma, dans l’école primaire, il y avait 200 élèves sur 500 qui n’avaient pas d’état civil. À Leqliaâ, dans la principale école primaire de cette localité, Cherif Idrissi, ils étaient 600 sur 2 000. Dans toute la région, nous avons réussi à résoudre 545 cas des 2009 cas complexes.»

En avril 2019, je suis parti visiter la commune de Leqliaâ, située près de la prison d’Aït Melloul, mais également des exploitations agricoles. Une commune hors du temps, ne disposant pas des infrastructures de base : égouts en plein air, déchets de toutes sortes stockés dans des matmoura, réservoirs souterrains, rues non asphaltées, eau potable non généralisée… Des camions citernes s’occupent de vider les matmoura quand ces derniers sont pleins et une fontaine publique permet à la population de s’approvisionner en eau potable. Cette localité, créée en 1992 comme commune rurale et devenue commune urbaine à partir de 2010, est toujours gérée par la gendarmerie. Selon le recensement de 2014, plus de 83 000 personnes résident dans ces trois douars, érigés sur une ancienne forêt d’argane. Leqliaâ est réputée dans la région pour son taux de criminalité élevé. On la surnomme la Colombie du Souss. Mais la majeure partie de la population n’est pas du Souss. Elle vient des régions pauvres de Safi, Beni Mellal et Kelaat Sraghna. « Ils sont venus ici pour travailler dans les usines agroalimentaires, dans l’agriculture et les stations d’emballage. Ce sont en majorité des familles très précarisées avec une forte présence de mères célibataires », m’explique Mustapha, acteur associatif local. À l’école Cherif Idrissi où les cadres d’Amane ont travaillé dur pour « légaliser » la situation des enfants, j’ai été reçu par le directeur qui m’a indiqué qu’un grand effort avait été fourni ces dernières années afin de délivrer l’état civil à un maximum d’enfants, même si une centaine sont encore « sans papiers ». « Moi, j’ai toujours inscrit les enfants, avec ou sans état civil. Leur situation est due à la crise de l’institution familiale, à l’abandon des pères, au mariage coutumier et à la situation précaire des mères célibataires », explique-t-il. Leqliaâ est connue pour le phénomène des oulidate saroute, les enfants aux clefs. Comme les mères seules travaillent toute la journée, les enfants sont obligés de s’autogérer le temps qu’elles reviennent. Ils disposent d’une clé, attachée à un collier à leur cou. « À dix ans, les enfants de Leqliaâ assument les responsabilités d’un adulte », ajoute le directeur. « Leqliaâ ne dispose pas d’aire de jeu, de distraction ni de sport pour les enfants. Les enfants qui y vivent souffrent d’un sentiment d’infériorité par rapport aux autres enfants de la région. Le problème de l’état civil n’est qu’un point de précarité parmi d’autres. On ne peut pas isoler l’enfant de son environnement», conclut Hassan, élu communal de Leqliaâ.

Le problème de l’état civil renseigne sur le degré de précarité de cette région et du Maroc tout entier. Et sa résolution n’est pas une mince affaire puisqu’elle dépend de plusieurs facteurs. Mais qu’est-ce qu’un cas complexe ? Réponse d’Abdellah Soussi : « C’est quand une mère ne peut pas résoudre le problème toute seule et qu’elle a besoin d’un soutien. » Les cas de figure sont nombreux : bébés au père inexistant, bébés nés hors de l’hôpital ne disposant pas d’un avis de naissance… Or l’avis de naissance est un document très important dans le processus de régularisation : il est délivré par l’hôpitaloù est né l’enfant et indique le lieu, la date, l’heure, le poids du bébé, le nom du médecin ayant pratiqué l’accouchement et le nom de la maman. En général, il est remis en même temps que le billet de sortie au moment de quitter l’hôpital. C’est la pièce la plus importante du dossierd’enregistrement à l’état civil. Quand la mère accouche en dehors d’une structure hospitalière, elle ne peut pas obtenir l’avis de naissance selon la procédure normale et doit demander uncertificat administratif auprès de l’arrondissementle plus proche du lieu de naissance. Ce que des mères précarisées ou célibataires font rarement.

Il y a aussi le cas des enfants qui disposent d’un avis de naissance avec un problème : nom inexact du père, informations contradictoires… Le nom du père peut être problématique quand il s’agit d’une mère célibataire ou quand la personne qui a écrit les informations s’est trompée. L’avis de naissance, rédigé en français, n’est pas accepté par le juge. « Le registre de l’accueil à l’hôpital est considéré comme sacré, donc non sujet à des modifications. De plus, le ministère de la Santé considère encore ce problème de l’état civil comme secondaire. Les médecins, infirmières et sages femmes ne sont pas formés à la gestion de ces aspects administratifs.»

Par ailleurs, la durée de 30 jours pour inscrire son enfant à l’état civil est problématique puisque cette inscription est conditionnée par la présentation du carnet de vaccination avec le premier vaccin BCG. Après 30 jours, il faut entamer une procédure beaucoup plus longue et ramener des documents supplémentaires. La démarche se fait auprès du Tribunal de Première Instance – section famille. « La condition du BCG dans le délai d’un mois pose un vrai problème. Dans le milieu rural, parfois, les centres de santé ne disposent pas de ce vaccin. Et s’ils l’ont, il n’est administré qu’une fois par semaine. De plus, si le BCG doit être administré près du lieu de résidence, l’inscription, elle, se fait près du lieu de naissance. Ce qui n’est jamais commode pour un ménage précarisé, surtout quand les deux lieux sont éloignés.» Amane milite pour la suppression de cette condition. En fait, depuis plus d’un an, la présentation du carnet de vaccination n’est plus obligatoire, mais des agents d’état civil continuent à l’exiger.

Aït Amira, miroir du Maroc précarisé

Ne pas disposer de son état civil fait que des milliers d’enfants n’ont jamais été à l’école. Même quand le directeur de l’école primaire laisse faire, ils devront abandonner leurs études à la fin de ce cycle. C’est pour cette raison que dès 2016, les cadres d’Amane ont appelé à ce que la liste des inscrits sans état civil dans les écoles du Royaume soit communiquée à l’Intérieur, afin de faciliter le processus de régularisation. En février 2017, cette pratique a été généralisée, facilitant ainsi la campagne nationale d’incitation à l’enregistrement des naissances des enfants non inscrits à l’état civil marocain (voire encadré).

D’autres cas relèvent tout simplement de l’insoluble, dans l’état actuel des lois et des procédures. Exemple : un père célibataire dont la conjointe a disparu. Et comme l’avis de naissance entre l’enfant et le père n’existe pas, l’enfant ne peut être inscrit que sous « parents inconnus ». « Il y a le cas de cette famille – un homme, une femme, et des enfants – qui vivait à Casablanca avec un acte de mariage. Après un certain temps, la femme a eu des problèmes avec son mari et elle est venue dans la région du Souss Massa pour trouver un travail dans le secteur agricole. Ils ne sont pas divorcés, donc légalement la femme est toujours mariée à cet homme. Pendant ce temps, elle a eu des relations sexuelles avec un autre homme et a accouché de deux autres enfants. Le cas de ces derniers est très compliqué pour l’enregistrement à l’état civil parce que même si la femme et le père biologique des deux enfants ont dit que c’étaient les leurs, la femme reste légalement mariée à l’homme de Casa. Ce dernier ne peut pas les enregistrer parce qu’ils ne sont pas ses enfants. Ce cas est impossible à résoudre. Il y a plusieurs cas à Ouled Berhil et Ouled Teima dans la même situation et qui n’ont pas pu être enregistrés. » Un autre cas est très dur à enregistrer : c’est quand les parents et les grands-parents n’ont pas été enregistrés. Explication d’Abdellah : « Si les grands-parents ne sont pas inscrits à l’état civil et qu’ils sont décédés, ça rend l’enregistrement des parents quasiment impossible parce qu’au niveau judicaire le dossier est bloqué. Ce type de problème est un problème d’enregistrement entre les générations parce que sans l’enregistrement des parents et des grands-parents, l’enfant ne pourra pas être enregistré. Quand les parents ont quitté leur ville natale depuis plusieurs années, il est dur de trouver des personnes qui reconnaissent les parents afin de justifier qu’ils sont nés dans cette ville. » Et d’ajouter : « Aujourd’hui, dans la ville de Taroudant, nous avons institué une veille associative et citoyenne. La détection est très importante. Nous voulons intervenir au début du processus et faire en sorte que l’enfant signalé sans état civil puisse l’avoir le plus rapidement possible», conclut Abdellah Soussi.

Si la Fondation Amane a fait un travail structurant dans la région de Taroudant, Tata et Agadir, d’autres associations ont investi ces mêmes quartiers de non droit où la dignité des enfants, des femmes et des hommes n’est pas préservée. C’est le cas de l’association Femmes du Sud qui a travaillé pendant plusieurs années à Aït Amira, qui relève de la province Chtouka Aït Baha. Cette commune rurale située non loin des champs agricoles et des usines d’emballage attire depuis de nombreuses années des travailleurs et travailleuses d’autres régions du pays. « C’est tout le Maroc précarisé qui s’est donné rendez-vous à Aït Amira. Les travailleuses viennent majoritairement de Khemisset, Kelaat Sraghna et Beni Mellal, afin de trouver du boulot », nous explique Zohra Bibou, présidente de l’association Femmes du Sud. Aït Amira, connu pour son souk hebdomadaire du jeudi, est un endroit hostile pour les enfants. Plusieurs familles vivent dans l’informel, que ce soit dans leur travail, mais également parce qu’ils n’ont pas de contrat de mariage. Quand Zohra Bibou et l’équipe de l’association ont investi cette commune en 2011, Aït Amira ne disposait pas d’électricité, l’eau potable n’y était pas généralisée et les égouts étaient à ciel ouvert. « Nous avons fait du porte-à-porte et constaté avec frayeur le nombre important de mères célibataires et d’enfants sans état civil. Les bébés étaient gardés dans des crèches sauvages dans des conditions indécentes, en plein soleil. Nous avons essayé de lancer un programme de mourabiyate traditionnelles.» Un centre voit le jour avec l’objectif de former d’anciennes travailleuses agricoles à ce métier et de garantir des conditions décentes de prise en charge des nourrissons et des enfants. Investir dans la petite enfance et faire des mourabiyate des porteuses de projet : tel était l’objectif de l’association de Zohra Bibou. Malheureusement, l’association n’a pas trouvé d’alliés, ni à la commune, ni chez les patrons des exploitations agricoles. « Aujourd’hui, on constate une certaine souplesse dans la procédure de la régularisation de l’état civil, mais les enfants sont livrés à eux-mêmes dans cette commune. L’abandon scolaire enregistre ici des records. Il ne suffit pas de s’attaquer à un seul phénomène, mais avoir une stratégie globale pour sauver l’enfance de ce pays », conclut Zohra Bibou.

Ailleurs, dans les quartiers périphériques des grandes villes comme Casablanca, Tanger ou Marrakech, des milliers d’enfants sont encore en attente de régularisation. Comme c’est le cas dans les villages enclavés de l’Atlas, à Anfgou, Tounfite, Aït Kalla et Aït Abbas, où sévit encore le mariage orfi.

ENCADRÉ

Quand l’État s’y met…

Le 15 janvier 2018, le gouvernement lance sa campagne nationale d’incitation à l’enregistrement des naissances des enfants non inscrits à l’état civil, avec ce slogan : « L’inscription à l’état civil, un droit constitutionnel : je suis inscrit donc j’existe. » Cette campagne vise, selon ses initiateurs, « l’inscription de tous les enfants non-inscrits aux registres de l’état civil, notamment ceux nés de pères inconnus, issus de familles souffrant de difficultés financières ou de familles en situation de conflit parental. »

La commission impliquée dans cette campagne comprend des représentants des ministères de l’Intérieur, de la Justice, de la Jeunesse, de la Santé, de l’Éducation, des Affaires étrangères, de la Famille, de la Communication et des Affaires islamiques, ainsi que du Parquet. Elle a mobilisé 2 110 bureaux d’inscription à l’état civil et 1 941 unités mobiles. Afin d’encourager les familles à se présenter, l’État a annulé les frais d’enregistrement.

Cette campagne qui a duré six mois a permis la régularisation de 23 151 personnes sur les 83 682 officiellement reconnues comme non inscrites dans les différentes régions du pays. Selon le ministère d’État chargé des Droits de l’Homme, 85 % de ces inscrits ont moins de 18 ans. De plus, selon le même ministère, 39 000 dossiers sont en instance de liquidation au niveau des tribunaux. Cette campagne a ciblé principalement les enfants scolarisés et déscolarisés ainsi que les pensionnaires des établissements sociaux de protection de l’enfance. La seconde opération a démarré le 29 avril 2019. « La Fondation Amane collabore avec toutes les parties prenantes dans l’implémentation de cette deuxième partie de la campagne à travers le soutien et le suivi de cas, la coordination avec les ministères de la Justice, de l’Intérieur, de la Santé, de l’Éducation, ainsi que le suivi avec les parlementaires. Nous sommes encore en attente du rapport et des résultats de la deuxième tranche de l’opération menée par l’État », conclut Abdellah Soussi. »

Hicham Houdaïfa

Enfance au Maroc, une précarité aux multiples visages, Hicham Houdaïfa, 2020
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3 octobre 2025