Dans la houle de l’histoire
En lice pour le prix de l’Arganier, décerné par les lycéens des lycées français au Maroc, Kim Thuy déroule sur plusieurs générations les fils de transmissions heurtées et de déracinements.
« Em » : en vietnamien, petit frère, petite sœur, bien aimée. « J’aime croire que le mot em est l’homonyme du verbe “aimer” en français, à l’impératif : aime », annonce Kim Thuy, en exergue de son 4ème roman. L’écrivaine canadienne est née au Vietnam, qu’elle a fui dans la cale d’un bateau à l’âge de 10 ans. Elle a été avocate, traductrice, restauratrice. Son premier roman Ru (Éditions Libre expression) lui a valu une grande reconnaissance et a été traduit en plus de vingt langues. Cette finaliste du prix Nobel alternatif en 2018 a l’art d’évoquer les réalités les plus dures en attirant l’attention sur ces failles de beauté qui se faufilent au cœur de l’horreur. « Je vais vous raconter la vérité, ou du moins des histoires vraies, mais seulement partiellement, incomplètement, à peu de chose près. Car il m’est impossible de vous restituer les nuances du bleu du ciel au moment où le marine Rob lisait une lettre de son amoureuse tandis que, dans le même temps, le rebelle Vinh écrivait la sienne pendant un instant de répit, de faux calme. » Car sinon, la vérité est trop dure.
D’une guerre à l’autre
Em, c’est l’histoire « morcelée, incomplète, inachevée » de trois générations de femmes, avec « un certain ordre dans les émotions et un désordre inévitable dans les sentiments ». C’est un siècle d’histoire du Vietnam, histoire liée à la France et aux États-Unis. Une histoire coloniale, qui commence dans les plantations de caoutchouc, se poursuit dans les bas-fonds de Saigon puis dans les salons de manucure tout autour du monde. Kim Thuy s’appuie sur l’histoire économique et politique comme repères, non pas comme point stables, mais comme générateurs de chaos individuels et collectifs. Il y a d’abord Mai la rebelle, qui entaille les hévéas de sorte que la sève n’en coule plus, mais tombe amoureuse du patron. Il y a ensuite Tâm, leur fille, rendue tôt orpheline car « les balles ne font pas la distinction entre celui qui sèche à la fumée le caoutchouc et celle qui suit des leçons de piano ». Puis une seconde guerre : « Les Américains parle de “guerre du Vietnam”, les Vietnamiens, de “guerre américaine”. Dans cette différence se trouve peut-être la cause de cette guerre. » Les soldats, les bars, les enfants qui grandissent sur le trottoir et maîtrisent l’atroce savoir de la rue, avec des éclairs inattendus de tendresse et de solidarité. Il y a enfin em Hong, la petite protégée de Louis, emmenée aux États-Unis lors de l’opération Babylift qui, en avril 1975, visait à évacuer les orphelins nés de soldats américains. Autre nom (Emma-Jade), autre vie. Des affaires, des aéroports, des rencontres.
Kim Thuy déroule ces histoires par petites touches incisives et pleines d’une grâce terrible. Elle s’attarde moins sur le drame d’une mère n’ayant pas le temps de nommer son enfant car il lui faut retourner au bar à gogo que sur les épices qui composent le fumet du pho. Elle traque l’ignoble usage de termes poétiques pour masquer le déversement de substances toxiques sur le Vietnam et s’interroge : « Pourquoi il n’y a que des chiffres ronds d’un côté et des précis de l’autre et, surtout, pourquoi aucune liste n’a comptabilisé le nombre d’orphelins, de veuves, de rêves avortés, de cœurs brisés. » Un livre d’une puissante finesse.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Em
Kim Thuy
Liana Levi, 160 p., 15 € / 200 DH