Hommage à Abdellah Zaâzaâ
Le Maroc est en deuil. Un grand homme nous a quitté. Abdellah Zaâzaâ a eu une influence sur tout ceux qui l’ont côtoyé. Moi, il m’a appris, entre autres, l’importance du terrain et du travail de proximité, le respect de la voix des moins nantis de ce pays.
Pour lui rendre hommage, nous allons tout au long de cette semaine publier des écrits d’Abdellah ainsi que des entretiens que j’ai menés avec lui. Histoire de rappeler, surtout aux générations montantes, les propos de cet homme qui a été pour de nombreuses personnes le symbole de la droiture, l’incarnation même des valeurs de l’humanisme.
Abdellah, tu seras toujours dans notre cœur.
Hicham Houdaïfa
Laïcité et quartiers populaires : la campagne électorale 1997
Témoignage de Abdellah Zaâzaâ
Article publié dans les colonnes du Journal Hebdomadaire du 10 au 18 janvier 2002
Janvier février 1997. L’action menée avec Rachida (ma femme) depuis le mois de décembre, dans le but de faire connaître les associations féminines auprès de femmes propriétaires de commerce et recevant une nombreuse clientèle féminine, dans les quartiers du boulevard el Fida, avait été une réussite qui dépassait la portée quantitative de ses résultats très positifs en eux-mêmes.
Le Mouvement pour la Démocratie était créé depuis plus de six mois. Les autres courants de l’extrême gauche s’étaient eux aussi constitués en organisations. Mais je n’étais et je ne suis toujours pas un gestionnaire ni un leader se donnant pour mission de veiller à la continuité d’une structure. Je ne conçois mon engagement qu’en fonction de l’apport que mon action peut dégager au profit de la démocratie.
Le développement de la gauche avait besoin maintenant d’un support, d’assises populaires. Chose qui ne pouvaient découler mécaniquement du seul fait de la création de structures unifiées. Au contraire, seule l’implication dans un processus d’interaction avec les masses populaires pouvait donner un sens à cette unification.
Seulement le comment faire pour déclencher ce processus ne va pas de soi. C’est bien tout un monde à découvrir.
Les élections approchaient. Quelle que soit la position que l’on adopte à leur sujet, on ne saurait nier qu’elles constituent une étape où les gens écoutent les discours, ni encore que leurs résultats déterminent le jeu politique de la phase suivante.
Je savais que je pouvais compter sur le soutien efficace du groupe de la rue 9 et aussi de certains jeunes d’autres rues, y compris la mienne. Ils sont la gauche des quartiers populaires. Celle qui assiste parfois aux rencontres politiques ou associatives qui ont lieu dans les salles du centre-ville, mais se tait.
Déjà lors d’une réunion, qui avait eu lieu en 1992, dans le but de me convaincre de me porter candidat aux élections, l’un d’entre-deux, Khaled Lakrad, me disait : « Vous perdez votre temps dans vos réunions qui n’en finissent pas. L’avenir de ce pays se résoudra aux coins des rues, et c’est ce que ne comprennent pas les partis politiques. Toi, si tu veux faire de la politique, tu as un capital que tout le monde dans le quartier connaît, ça ne te coûte rien d’être avec nous. Nous avons l’expérience des campagnes électorales, c’est notre candidat qui passe, parce que notre quartier est de gauche. Si l’USFP réussit, c’est parce qu’il accepte notre propre candidat et que nous nous occupons de sa campagne électorale dans les autres circonscriptions. Si tu es d’accord, la campagne c’est notre affaire. »
Mustafa El Gouffi, qui avait initié cette rencontre, allait dans le même sens : « Les citoyens et citoyennes de notre quartier ne sont pas très exigeants. Ils ont été atteints dans leur dignité. La vieille personne qui te paraît insignifiante lorsque tu la vois passer dans la rue te connaît, sait tout de toi et te soutiendras. Il suffit que tu descendes de ta tour d’ivoire que tu lui dises bonjour, lui serres la main et lui annonces ton intention d’être candidat aux élections. Sois certain qu’à la maison, au moment du thé, cette personne racontera dans les menus détails cette brève rencontre. Toute la famille réunie discutera et décidera que malgré sa modestie, elle compte et qu’elle fait partie maintenant d’un projet politique guidée par des gens qui n’ont pas cessé de combattre. »
C’était 1992. J’avais refusé de répondre positivement. J’étais engagé dans l’unification des militants de gauche – ce qui me laissait peu de temps –, la question des élections était encore de l’ordre du théorique non résolu et puis, aussi, ce que je pourrai faire au quotidien dans un travail de proximité n’était pas encore évident dans mon esprit.
Aujourd’hui, c’est-à-dire début 1997, je me rendais compte que j’avais manqué l’occasion de construire une expérience avec ces jeunes qui m’avaient sollicité à l’époque. Mais je ne referai pas cette erreur. C’est le moment de commencer à faire la politique avec les gens, y compris en faisant des erreurs.
Cette expérience, menée avec Rachida, me faisait pressentir qu’il y avait dans notre société de formidables ressorts prêts à jouer en faveur de la démocratie. Qu’il fallait seulement découvrir l’élément déclencheur. J’étais prêt à m’investir dans ce travail. Tout le capital personnel accumulé depuis plus de vingt ans en expérience et aussi en notoriété n’avait de valeur que s’il était productif.
Quand, au mois de mai de la même année, Mustafa El Gouffi vint m’appeler à descendre le voir dans la rue pour m’annoncer : « Je voudrais te dire que si cette fois tu ne te portes pas candidat, je le ferais moi-même et je te demande de me soutenir », je fus un peu dérangé. Je lui demandai quelques heures de réflexion.
Mustafa était devenu un ami. Il est très serviable et renferme en lui un énorme potentiel de travail et de fidélité aux idéaux de la gauche. Comment m’interposer entre lui et son ambition d’être élu ? Comment aussi me porter candidat sans son soutien ? Quand je le revis, je pris mon courage à deux mains pour lui annoncer mes intentions et que j’étais désolé de le décevoir. « Mais pas du tout. Je ne saurais passer devant toi. Et d’ailleurs je n’y ai pensé que parce que Abdelkebir Ben Erras refuse de tenter de renouveler son mandat et que par conséquent les gens de l’USFP ont fait pression sur moi pour le remplacer. Mais puisque tu es prêt, je veux être ton directeur de campagne électorale. »
Mustafa opposait son veto à une étiquette sans parti : « On ne peut pas être de gauche et sans parti. Les gens ne comprendraient pas. C’est le pouvoir qui promeut les sans parti ». Une demande est d’abord adressée à l’OADP qui accepte (le principe était déjà en discussion au sein du MD), puis une autre était adressée à l’USFP dans le but de solliciter une candidature de la Koutlah, au cas où serait adopté le principe des candidatures communes.
Plusieurs réunions ont lieu avec le groupe de la rue 9. Des rencontres au coin de la rue ont lieu aussi avec celui de la 8. Assistent à ces réunions quelques militant(e)s, ami(e)s, dont certains membres du MD. Sujet : Que peut faire un élu ? Quel poids peut-il avoir dans un conseil ? Les avis sont variés. L’essentiel c’est de ne pas laisser un autre occuper le siège. Nous savons que rien ne changera mais au moins nous aurons envoyé quelqu’un qui mettra les bâtons dans les roues de leurs magouilles…
Un projet d’association est rédigé et validé. L’objectif de l’association sera d’encadrer et contrôler l’élu et exprimer la volonté des habitants. C’est le programme électoral.
Mais pourquoi ne pas être plus ambitieux et convoiter plusieurs sièges. L’OADP accepte cinq candidatures de notre groupe, renforcées bien sûr de militants étrangers au quartier ou n’ayant plus de relations avec lui. Ces candidatures avaient au moins l’avantage de créer, ne serait-ce que durant cette campagne, une ceinture autour de ma circonscription.
Au deuxième jour de la campagne électorale, je ramène mes cinq milles prospectus de l’imprimerie (payés, entre autres, par Kamal Lahbib, auprès de qui je vais souvent requérir des conseils). Après en avoir pris connaissance, le groupe de la rue 9 m’envoie deux émissaires. Une vraie douche froide à laquelle je m’attendais un petit peu. « Nous sommes partants pour une victoire, pas pour un échec. Passe pour Ilal Amam, la prison, l’égalité homme/femme, les droits culturels amazighs. Mais si tu veux gagner, tu enlèves la laïcité de ton C.V. Sinon tu ne peux pas compter sur notre soutien public. » Le C.V. que, comme tout candidat j’avais joint au programme, était ce que j’avais tenu secret. Je ne voulais pas que les autorités en prennent connaissance avant le lancement de la campagne, mais cette précaution concernait beaucoup plus mes amis que les adversaires. Je me sentais comme en 1988, alors que de la prison centrale de Kénitra, j’écrivais une lettre ouverte à Hassan II, que l’ensemble des camarades réprouvaient de peur qu’elle n’eut des conséquences graves sur notre détention.
Je ne pouvais donc compter pour le moment que sur l’engagement actif de Rachida et Mustafa. Mais il n’était pas question de faire marche arrière, toute ma stratégie était basée sur l’ébranlement des certitudes et démontrer qu’on se trompe sur la réceptivité des citoyens et leurs réactions. Que les gens n’ont pas besoin de promesses mais de la certitude de se battre pour quelque chose de nouveau.
Je commence donc ma campagne. En général des tournées rapides dans les rues du quartier, me présenter aux gens (les passants, les jeunes, les boutiquiers, même si peu d’entre ces derniers sont électeurs dans la circonscription) que je rencontre et leur laisser mon programme. Et à des heures précises (entre onze heures et une heure le matin et vers six heures et huit heures du soir), je fais du porte à porte. Si on ne me pose pas de question, je me contente de me présenter puis de m’en aller. En général les gens sont accueillants, parfois ravis. On me remercie de la visite et me souhaite la réussite. Un simple regard furtif sur la demeure des gens qu’on ne connaît pas est une découverte. On est imprégné de l’humilité des gens pauvres. Parfois on découvre tout un environnement imprégné de culture qu’on n’imagine pas chez ces gens quand on les voit passer dans la rue. Des maîtresses de maison fières de leurs foyers. Des hommes qui appellent leurs enfants tout juste pour me présenter à eux. Certains disent me connaître depuis leur jeunesse ou qu’ils ont entendu parler de mon passé.
J’attends toujours que Rachida quitte son travail pour faire la tournée ensemble. Je tiens beaucoup à sa présence. Nous tournons souvent bras dessus bras dessous ou sur les épaules. Il faut frapper l’imagination, les rêves des jeunes filles ou garçons, pour une vie heureuse, égalitaire…
Par contre des échos me parviennent indirectement. Des islamistes suivent mes passages et, bien que n’ayant pas de candidat, ils font eux aussi du porte à porte. Je suis accusé de vouloir supprimer les haut-parleurs des mosquées ou de raser les minarets. Notre appartement serait un débit clandestin de boissons (guerrab) où viendrait se saouler les délinquants du quartier…
Vers le quatrième ou cinquième jour de la campagne, retournement d’attitude du groupe de la rue 9, qui avait effectivement appliqué sa consigne de réserve. « Finalement, tu as eu raison. Tous ceux qui on un certain degré d’instruction sont allé ressortir leurs vieux cahiers et livres de cours pour se confronter aux islamistes. Ce n’est plus une campagne électorale mais une révolution culturelle. »
Je suis très ému. La rue 9 est une particularité. C’est un vrai parti politique. Il n’y a pas de déphasage entre les générations. Les jeunes discutent avec les vieux, les moins jeunes et même les enfants écoutent. L’avis des femmes est sollicité en pleine rue. Il est évident que ce sont les plus actifs qui décident, mais une fois la décision prise, elle devient celle de toute la population de la rue : « Les enfants (eddrari) ont décidé. »
De plus certains des rues 1 et 3 se confondent dans cette identité de l’entité rue 9, qui lui vient sûrement de l’existence de personnes déjà décédées ayant participé à la résistance, et aussi à la proximité de la Maison des jeunes avec laquelle et jusqu’à aujourd’hui persiste un conflit sur la vision de son rôle.
J’imaginais tout le branle-bas de combat qui secouait alors les familles El Gouffi, Lakrad, Dalal, Al Haddad, Malki, Al Michouar, et autres que je ne connaissais pas et peut être pas encore aujourd’hui… Et puis Touriya Malki et Amina Boussaâdoune qui se déplaçaient à droite et à gauche pour passer le message.
Même les enfants et à leur tête ceux de la rue 9 se mettent à défiler quotidiennement en scandant mon nom.
C’était le plus grand dédommagement que je pouvais recevoir pour mes années de prison. Et un démenti à tous ceux qui prétendaient que les gauchistes s’étaient isolés…
L’impression de Mustafa est que la campagne est déjà gagnée : « S’il y avait encore des gens qui ne te connaissaient pas, tes adversaires, les autres candidats plus les islamistes se sont chargés de te faire connaître. De plus tu es le seul à avoir un programme (tes idées) et tous se positionnent par rapport à toi, c’est-à-dire contre toi. Ça veut dire qu’eux n’apportent rien de nouveau. Le seul qui soit inquiétant, c’est le candidat des autorités. Il travaille dans l’arrondissement. Il va toujours à son travail et ne fait pas campagne pour soutenir sa propre candidature. Ce sont les Mokaddems qui la font pour lui. Mais jamais un candidat des autorités ne gagnera dans notre quartier ».
Un groupe de jeunes de la rue 13, celle de la mosquée, m’invite à une réunion. C’est essentiellement une rencontre pour se connaître et aussi pour passer un peu en revue les problèmes du quartier. Le P.V. de cette réunion sera imprimé et diffusé.
Un jour j’apprends qu’un esclandre a éclaté à la porte de la mosquée. Des islamistes avaient apporté une pétition contre moi et essayaient d’y sensibiliser les pratiquants à la fin de la prière. Khalid Garba et d’autres jeunes qui eux aussi sortaient de la mosquée dénoncent la manoeuvre, s’opposent à ce que la mosquée soit mêlée à la campagne électorale. Les croyants refusent d’écouter les islamistes.
Le lendemain même, je suis surpris en traversant un petit jardin, de voir deux personnes très âgées dont l’une se soutenait à l’aide d’une canne, se lever d’elles-mêmes, venir me serrer la main et me souhaiter beaucoup de force : « Que dieu te fortifie face à tes adversaires, mon fils ».
Le petit groupe de la rue 8 a en commun avec le groupe d’islamistes se réunissant au coin de la rue 13 (celle de la mosquée), le fait que l’un de ces derniers, Aziz Bazzi, soit aussi l’ami des premiers. À l’occasion, il sert aussi d’émissaire. On me propose une confrontation directe avec les islamistes. J’accepte. Les tractations durent quelques jours. Et notre ami Aziz est déçu. Son groupe refuse la rencontre directe alors que la proposition venait d’eux-mêmes. « Ils ont peur de ne pas faire le poids dans une discussion en présence de leurs propres membres. Ils préfèrent que tu rencontres seulement un de leurs représentants. » J’accepte aussi cette proposition, mais elle ne sera jamais concrétisée.
Ce n’est qu’au cours de la seconde semaine de campagne que j’eu à aborder moi-même le sujet de la laïcité dans la rue. La première fois dans la rue 14. Il y avait avec moi Rachida, Malika Mounafiâ (une amie habitant un autre quartier), Abdeljabbar Ajouguime, Jawad Zajli et Khalid Noumar de la rue 8 et d’autres jeunes du quartier. Un petit groupe nous demanda d’expliciter ce que j’entendais par laïcité. Se formèrent alors de petits groupes de discussion. La séparation de la religion de l’État n’était pas convaincante pour nos interlocuteurs. La discussion était très polie et émanait d’un désir de curiosité intellectuelle plutôt que d’une confrontation avec un candidat. Quand soudain, cela tourna mal dans l’un des petits groupes. On en était aux menaces et il y avait risque de bagarre. Le mot d’athéisme avait été lâché. On fit des efforts des deux cotés pour calmer la situation. Ce fut pour moi l’occasion de dire que seul le cadre de la laïcité garantissait le respect de toutes les convictions. Mais quelques jeunes sans participer au débat cherchaient à l’envenimer. Après avoir insisté sur le fait qu’il n’y avait nulle intention de porter préjudice à notre tournée, nos principaux interlocuteurs nous dirent au revoir et nous laissèrent partir.
La seconde fois, ce fut au début d’une sortie plus importante. En plus de quelques jeunes du quartier il y avait des ami(e)s particulièrement de Aïn Chock. Nous venions juste de démarrer au coin de la rue de Tadla qui sépare les quartiers El Miter et Bouchentouf, quand plusieurs groupes de jeunes légèrement barbus qui étaient éparpillés dans la rue convergèrent vers nous comme une barrière humaine et nous fermèrent le passage. « Nous voulons discuter ». Nous nous retrouvons isolés les uns des autres. Et c’est plutôt inquiétant, car le ton de la discussion est agressif et le rapport en nombre est disproportionné. Mes interlocuteurs essaient de m’attirer dans le champ religieux. Ce que je refuse. Je discute de politique, pas de religion. Mais je suis obligé de revenir à l’Islam. Je considère que ses valeurs universelles et qui correspondent aussi à celles des autres religions sont les idéaux de justice et de tolérance. Le reste même compris dans le Coran fait partie des contingences du développement de la société à une période donnée. Je me rends compte peu à peu que mes interlocuteurs sont désarçonnés par mes réponses. Leur agressivité provenait de leur croyance que l’usage de mots religieux avait un pouvoir terrifiant. Constatant que c’était insuffisant et qu’ils avaient besoin d’une logique autrement convaincante, ils prenaient du temps pour réfléchir. « Ce sont des élections communales, il s’agit de gestion d’intérêt public local, quel rapport cela a avec la laïcité qui fait parti d’un projet politique ? ». « Je n’ai pas dit que j’allais proclamer le règne de la laïcité, mais il est intéressant que les électeurs sachent tout de leurs candidats. N’est-ce pas mieux que de garder tout cela au secret. Et puis ça a effectivement une relation. Si demain je suis élu et que pour une raison ou une autre j’ai besoin de contacter une femme du quartier, il n’est pas question que quelqu’un prenne prétexte de ses droits de mari pour m’interdire de parler à sa femme. Je ne lui reconnaîtrai pas ce droit de représentation. Voilà un exemple qui explique le pourquoi de ma défense de la laïcité dans une campagne électorale communale. »
Soudain c’est la détente, des visages sympathiques et souriants qui disent « Merci Zaâzaâ, nous n’allons pas te faire perdre du temps, tu as encore beaucoup de gens à voir. Quant au vote, ne t’en fais pas, tu peux compter sur nous et nos familles. »
Abdelfettah, prof de philo, qui était avec nous, dira : « Ils n’étaient pas agressifs du tout. Les étudiants sont comme ça. Ils ont leurs manières de contrer leurs professeurs. »
La grande tournée de la veille du scrutin est préparée chez la famille Amhal. Et quand le défilé s’ébranle il y a beaucoup de jeunes barbus. Mais je ne saurais plus jamais reconnaître un islamiste à ses seuls poils au visage.
Le 13 juin tard dans la soirée, Chaque fois que les résultats d’un bureau sont connus c’est une foule déchaînée de jeunes et d’enfants qui fait le tour du quartier en criant victoire. Et lorsque le résultat définitif est annoncé je suis pris à bras le corps jeté en l’air et on me traîne sans ménagement de maison en maison pour remercier les gens pour la confiance mise en moi.
29% des voix utiles. Deux fois plus que le deuxième candidat qui était celui des autorités publiques.
Concernant les législatives, et pour ne pas trop tarder, je dois dire que bien que j’ai eu quelques illusions d’être élu c’était objectivement impossible. Le territoire concerné est immense et l’électorat plus de trente fois plus important. Aucune structure partisane de soutien. J’avais, il est vrai, le soutien des jeunes du quartier dont l’engagement s’était élargi à d’autres groupes. Et puis les quelques amis habituels venant d’autres quartiers dont A. Mesfioui, A. El Figha, Khadija Tafnout du MD et qui étaient déjà des premières élections.
Durant cette campagne législative, j’eu par deux fois à discuter de laïcité avec des groupes de circonscriptions avoisinante (celle de Nador, dans le même quartier El Miter II, et celle de Al Mahatta à Bouchentouf). Dans un cas la discussion s’est déclenchée lors de ma tournée et dans la seconde j’étais invité à venir m’expliquer. Cette dernière mérite d’être citée dans la mesure où j’étais seul, il y avait plus d’une quarantaine de jeunes, il était près de onze heures du soir et la discussion s’éternisait tard dans la nuit. Un jeune gesticulait et cherchait à m’attaquer mais les autres le refoulaient sans cesse. J’avais quand même un peu peur de me retrouver isolé dans un milieu masculin. Donc je parlais à voix très haute afin d’être entendu de tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur de leurs maisons, principalement les femmes car mon cheval de bataille dans la question de la laïcité, c’était l’égalité des droits entre l’homme et la femme. J’adoptais une attitude de défi vis-à-vis de mes contradicteurs en leur demandant s’ils pouvaient oser affirmer que leurs propres mères et sœurs ne méritaient que des demi-droits. Si en cas de décès du père un fils pouvait s’estimer avoir des droits sur sa mère. Je savais qu’il leur était bien difficile de répondre par l’affirmative.
Quelqu’un prétend que la gauche n’a rien à voir avec la démocratie, qu’elle cherche seulement à se rapprocher du régime. Un autre que nous sommes contre l’intégrité territoriale. Je devine qu’on essaie de tester mes limites. Je réponds que je suis républicain, et pour le droit à l’autodétermination, que j’ai une conception républicaine de la notion de peuple et de nation, or jamais depuis l’éternité ceux que nous appelons Marocains n’ont élu démocratiquement des personnes chargées de définir ces notions et de les décréter comme identité collective. Que les islamistes en ne remettant pas en cause le principe de Commandeur des croyants se ménagent la possibilité d’arriver au pouvoir et de gouverner en vertu de ce principe au détriment de la volonté du peuple.
Certains voulaient s’assurer seulement si je défendais la laïcité en tant que musulman ou sur la base d’une autre conviction. Je rétorquais qu’en répondant à la question, je me mettrais en contradiction puisque le principe de la laïcité est que les convictions religieuses personnelles n’entrent pas en jeu pour déterminer les droits d’un citoyen, dont celui de gérer, de prétendre à la gestion des affaires d’un pays, et que de toute façon cela ne me dérange pas du tout qu’ils continuent à se poser ce genre de question car c’est ma façon de pousser la réflexion.
À la fin l’un d’eux proposa la conclusion : « Nous remercions Zaâzaâ d’avoir continué à discuter avec nous malgré le bruit et les insultes de certains. Nous le remercions aussi pour sa sincérité car il aurait pu se montrer d’accord avec nous rien que pour solliciter nos voix. Même si certains de nous ne se sentent pas d’accord avec lui nous voterons quand même pour lui. Car c’est de gens comme lui dont nous avons besoin. » Seule une personne émit une réserve sur cette conclusion. Elle soutenait un candidat qui n’a aucun rapport avec les islamistes mais auquel le PJD avait offert son étiquette pour gonfler ses rangs.
Résultats, sur les seize candidats (tous représentants un parti), j’étais classé huitième. Toutes les voix en ma faveur provenaient de ces circonscriptions avoisinantes dont je viens de parler et de la mienne (celle dont je suis l’élu communal) et où cette fois j’avais bénéficié de 45 % des voix utiles.
Je pensais que beaucoup de militants et d’intellectuels tireraient des leçons de cette expérience. Mais non. Pour beaucoup, il faut être Zaâzaâ pour faire un truc pareil. Et c’est accompagné d’un sourire ironique. D’autres me posent la question de savoir si les gens comprennent bien ce qu’est la laïcité. Mais ils n’écoutent jamais ma réponse.
Premièrement, si éventuellement les gens n’ont rien compris à la laïcité, ça voudrait dire par conséquent qu’au moins ils n’ont pas compris ce que les islamistes leur racontaient à son sujet, ou alors qu’ils ont refusé carrément de les suivre dans leur raisonnement, au moins dans cette campagne à laquelle j’ai participé.
Deuxièmement, quand les électeurs votent, ils ne le font pas tous et toujours sur la base d’un seul et même point. Dans mon cas on pourrait dire que dans tous les cas ils n’ont pas considéré que décliner mon attachement à la laïcité était un handicap majeur.
Troisièmement, les gens risquent de ne jamais rien comprendre à quelque chose si on ne leur en parle pas. Et l’adversaire ne nous laissera jamais leur parler sans nous contrer. Et ce n’est pas du jour au lendemain qu’on arrive à convaincre, mais il faut bien commencer un jour.
Mon expérience, me permet aujourd’hui de faire attention à l’utilisation du terme d’islamiste car il nous fait confondre les islamistes au sens politique du terme et les foules de jeunes (et moins jeunes) pratiquants qui attendent que l’élite réponde à leurs angoisses et à leurs questions, et expriment cette attente avec une certaine agressivité pour attirer l’attention sur leurs demandes.