Les images qui restent
Dans un poignant récit, Stéphanie Dujols témoigne de 20 ans d’apartheid en Palestine.
Quand on recherche son nom, ce sont bien des livres importants de la littérature arabe contemporaine qu’on trouve : Mohammed Hasan Alwan, Jabbour Douaihy, Hanan Al-Shaykh, Alia Mamdouh, Moustafa Khalifé… Stéphanie Dujols est une traductrice reconnue, une passeuse hors pair. Mais ici, c’est sa voix propre qu’elle donne à entendre. Dans ce petit livre au titre sobre mais auquel l’actualité donne une résonnance terrible, elle témoigne des années passées à sillonner la Cisjordanie. Stéphanie Dujols a grandi en Tunisie, a vécu en Jordanie et en Égypte, mais aussi en Palestine, où elle a travaillé en tant qu’interprète pour La Croix rouge et Médecins du Monde. De 1998 à 2019, ce qu’elle a consigné avec concision et poésie annonçait déjà le génocide.
La dignité de la résistance
« Moutonnement obsédant des rondeurs du relief. Chaque printemps, elles sont constellées de points rouges : on croirait que le sang des morts remonte à la surface de la terre. Ce sont les anémones sauvages qui éclatent, toutes de la même couleur. » L’attention au paysage, d’une beauté immuable et inquiétante, donne le ton à la répétition des scènes d’humiliation et de violence. Chaque page raconte l’arbitraire, le mépris pour les organisations internationales de la part des militaires israéliens (« ladite organisation “is like Arabs, go to hell!” »), l’épuisement de scènes qui se répètent sans relâche. Le récit est ponctué de lignes graphiques, très sobres, de quelques photos. Entre ces points de repère visuels, l’insupportable : l’attente, le savoir des ouvriers sur ce qu’ils peuvent emporter pour passer les barrages, le marquage des détenus « comme celui dont on estampille les moutons de boucherie », l’horreur des blessures, des enterrements sans cérémonie. Le désespoir de celles et ceux qui veulent témoigner de leurs rencontres avec les blessés et à qui on répond « que c’est trop tard : “Ce n’est plus d’actualité.” » Les images qui restent, obsédantes, qui « ne se dérobent pas ». Les phrases qui restent, comme celle d’adolescents amputés, disant : « Regarde mon corps, c’est comme la Palestine ! » Stéphanie Dujols énumère ses souvenirs : au barrage, « je me souviens de la honte de celui sur lequel la cage se fermait. […] Je me souviens d’un homme voulant en consoler un autre qui écumait à l’intérieur de la cage : “Dedans ou dehors, tu sais, c’est bien toujours une prison !” » Et elle énumère les noms que les Palestiniens donnent à leur terre.
La force de ce livre est de livrer, avec une immense sobriété, des récits à hurler. La maîtrise de soi des Palestiniens face à l’arbitraire colonial est bouleversante. Stéphanie Dujols insiste sur la sagesse, les contes, les paroles réconfortantes. Tout ce qui fait la grandeur de la résistance. Non, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Les espaces sont fragiles, carnet de Cisjordanie, Palestine, 1998-2019
Stéphanie Dujols
Actes Sud, un endroit où aller, 112 p., 200 DH