Oui, femme, arabe et cinéaste
Les éditions Motif, Talitha et Archives Bouanani rééditent en français, arabe et anglais le manifeste de la réalisatrice libanaise Heiny Srour. Un combat contre le sexisme et contre le colonialisme.
C’est un texte qui n’a pas pris une ride. Depuis sa parution en 1976, les mots de Heiny Srour sonnent avec une incroyable justesse. Ce témoignage-manifeste sur sa condition de femme cinéaste arabe a été publié aux Éditions des Femmes dans Paroles… Elles tournent !, un ouvrage collectif publié par Musidora, le groupe qui avait organisé un premier festival de films de femmes à Paris en 1974. Le texte a eu « beaucoup moins d’écho que les autres manifestes miliants de l’époque, ceux des cinéastes masculins du troisième cinéma, beaucoup plus connus (Rocha, Espinosa, Solanas et Getino) ». Pourtant son œuvre comme sa vision ont imposé Heiny Srour comme une grande voix du cinéma tout court.
Contre l’injustice

Dans « Femme, Arabe et… Cinéaste », elle commence par le florilège des réactions qui soulignent le caractère antinomique des trois termes. « Un film d’homme », « Êtes-vous une vraie femme ? », « Je vous croyais âgée de 45 ans », etc. ? les pires piques venant de son propre camp politique, car elle en souligne les impensés : la décolonisation des femmes et des enfants, et bien sûr l’opportunisme. Heiny Srour retrace sa trajectoire avec un sens aigu de l’autoanalyse : née en 1945 à Beyrouth, dans un milieu relativement mixte et dans une époque favorable aux études des filles, elle part étudier l’ethnologie à Paris : « Cette bourse pour un respectable doctorat à la Sorbonne calmait les appréhensions de mes parents à l’idée de me lâcher seule dans ce milieu de perdition qu’est Paris pour des parents arabes ». Elle suit les cours de Jean Rouch au musée de l’Homme, se forme en autodidacte, lit, rassemble de la documentation… et, à 26 ans, elle s’envole pour Oman, pour y tourner son premier film sur la lutte armée, L’heure de la libération a sonné (1974). Elle évoque ses incertitudes, ses peurs en voyant d’autres femmes artistes « au bord de la dépression nerveuse » tant la société les casse.
Pionnière de l’intersectionnalité, Heiny Srour assume une lutte unique, à la fois féministe et anti-impérialiste, pour une « décolonisation interne » : une véritable émancipation n’accepte pas en effet qu’on silence la situation des femmes au nom de l’anti-impérialisme, ni les féminismes non occidentaux au nom d’une vision raciste. Elle se veut « féministe sous-développée » et clame que « le sexisme mutile autant que le colonialisme ».
Dans son second film, Leïla et les loups (1984), Heiny Srour reprendra l’histoire de la Palestine et du Liban, pour y rendre visible le rôle des femmes. Son travail, qui s’oriente ensuite vers le documentaire (The singing Sheikh (1991) sur Cheikh Imam ; Les Yeux du cœur (1994) ; Rising above : women of Vietnam (1996) ; La grève mondiale des femmes 2000 (2000)), crée une archive féministe. Et c’est justice qu’elle soit rééditée dans la collection Intilak, qui met en lumière des textes de cinémas de cinéastes et penseuses, des textes « fondateurs de la pensée critique et de l’émergence des cinémas décolonisés », parus souvent de façon éparses dans des revues. Des paroles essentielles pour élaborer « les contre-récits et une archive de la pensée qui se construit aujourd’hui dans une approche que nous voulons à la fois intime, féministe et anti-coloniale ».
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Femme, Arabe et… Cinéaste
Heiny Srour, traduit en anglais par Sis Matthé et Melissa Thackway et en arabe par Djamila Haidar
Éditions Motifs, Archives Bouanani et Talitha, collection Intilak, 120 p., 100 DH