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et débat d'idées

Pensées arabes en mouvement

Seize ans après la première édition de son livre majeur, la chercheuse et philosophe libanaise Elisabeth Suzanne Kassab revient sur les dynamiques de fond de la scène intellectuelle arabe de 1967 à aujourd’hui.

« Il est clair que ce que des millions de personnes ont réclamé dans les rues arabes depuis 2011 ne portait pas sur l’identité, l’authenticité, la tradition, la raison endogène ou l’invasion culturelle qui obsédaient les débats arabes de 1967 à 2011. […] Les gens sont sortis pour protester contre des régimes sachant qu’ils seraient brutaux envers eux. Ils ont pris des risques énormes en manifestant et en réclamant non des affirmations culturelles identitaires, non la revivification de quelque tradition, mais la dignité, la liberté, la justice sociale, la participation politique. » Elizabeth Suzanne Kassab, professeure associée de philosophie au Doha Institute for Graduate Studies, et autrice de Enlightenment on the Eve of Revolution : The Egyptian and Syrian Debates (Columbia University Press, 2019), est habituée aux travaux d’envergure. Elle actualise ici la somme publiée en 2009, à la veille des soulèvements arabes, et déjà devenue une référence – et dont la traduction arabe a reçu le prix Sheikh Zayed – pour y intégrer les développements et les nouveaux questionnements liés aux printemps arabes. Cette passionnante fresque, porte d’entrée vers les travaux d’intellectuel.les arabes majeur.es, de Saadallah Wannous à Samir Kassir, de Fatima Mernissi et Nawal el-Saadawi à Mohamed Arkoun et Farag Fouda, etc., met en relief la constante volonté, depuis 1967, à réclamer le droit à la vie et à la liberté.

Pour une nouvelle Nahda

Elizabeth Suzanne Kassab

Citant le Tunisien Nouri Gana, qui voit dans la « mélancolie arabe » un « élan de transformation », Elizabeth Suzanne Kassab montre qu’à travers ses différents courants, des doctrines totalisantes comme le nationalisme, le marxisme ou l’islam politique, jusqu’aux approches plus contemporaines, féministes, de genre, transdisciplinaires, il y a le souci de refonder une modernité, et de ne pas se satisfaire de modernisations de surface. Elle souligne l’importance du contexte dans la formulation de ces pensées : déception des postindépendances, malaise face à l’autoritarisme, à l’intolérance, à l’injustice, au développement raté, aux défaites infligées par Israël, à l’hégémonie occidentale… Elle montre combien la critique culturelle est inséparable de la critique politique.

Cette mise à jour porte plus d’attention à l’histoire économique et sociale, aux institutions culturelles comme les maisons d’édition et les centres de recherche. Pour Elizabeth Suzanne Kassab, il importe de sortir de l’exceptionnalisme imposé à la pensée arabe. D’où les développements sur les recherches en Afrique, en Amérique latine et en Amérique du nord (noire et native) pour faire apparaître les questionnements parallèles sur la démocratie, le savoir, la culture, la religion…

Cette réédition, entamée au moment où débutait le génocide à Gaza, remet l’humain dans toutes ses dimensions au cœur de ses préoccupations : au-delà des classiques sujets de modernité, de tradition, d’identité, de libération, il est question de solidarité, de dignité, de justice, de violence, de deuil, d’affects, toujours lus à la lumière de l’histoire et d’une nécessaire relativité.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

Contemporary Arab Thought, Cultural Critique in Comparative Perspective
Elizabeth Suzanne Kassab
Columbia University Press, 502 p., environ 365 DH

19 décembre 2025