Penser (depuis) le végétal
Dans un passionnant essai, la philosophe Seloua Luste Boulbina revient sur le rapport aux plantes, donc au monde, de multiples civilisations.
Pas de culture sans lien au végétal, que ce soit en Europe, en Afrique, aux Caraïbes ou en Océanie. Dans ce brillant petit essai, Seloua Luste Boulbina se délecte du double sens du mot culture, et nous invite à « cultiver » dans un va-et-vient permanent entre la matérialité de la plante et sa portée symbolique. « Je n’ai pas eu l’intention d’élaborer une théorie du végétal, en lui-même. Je me suis intéressée aux rapports, liens, liaisons, que les êtres humains ont tissés avec le végétal, à partir d’un phénomène banal quoique extraordinaire : la végétation, plus ou moins mystérieusement, sort de terre. » C’est ce point de départ aux riches ramifications imaginaires qu’arpente, « buissonnièrement », la philosophe, et sur lequel elle prend appui pour penser notre rapport à l’ancrage, aux ancêtres, au temps, à la mort.
Philosophie buissonnière
Dans cet essai vivifiant, ponctué de photos d’herbiers, de dessins de rhizomes et de gerbes, ou encore d’objets présentés lors de mariages, Seloua Luste Boulbina questionne ce qui fait la « dignité » du vivant. Elle note à juste titre que dans l’approche vegan, le végétal est dépourvu de considération et de respect, réduit à sa fonction d’aliment, même s’il est vivant. D’où une réflexion sur les classifications et nomenclatures, notamment occidentales, imposant des hiérarchies qui vont à l’encontre même de la force vitale de la nature, et auxquelles il s’agit d’opposer d’autres conceptions. L’igname est une figure centrale dans cette réflexion qui vagabonde entre les notions qu’elle apparie et dont elle met à jour les nuances. Outre sa dimension sacrée, son organisation rhizomique et sa prolifération déborde les cadres : « antigénéalogie », elle échappe à la domestication et à une conception interventionniste de la culture. Revenant selon un cycle infini, il défie le temps linéaire. Ce qui est en jeu, c’est le rapport au désir et à la mort, au domestique et au sauvage, au singulier et à l’hybride, etc. Autant de notions qui sont au cœur de la philosophie.
Seloua Luste Boulbina papillonne entre une érudition de pointe et le plaisir des expressions populaires où il est largement question du végétal, dans plusieurs langues, français, arabe, amazighe, créole, allemand… Elle questionne les enjeux de hiérarchie de savoir, donc de pouvoir, notamment en relatant un séminaire à Libreville réunissant initiés et anthropologues : « La “magie” ne s’est pas prosternée devant la “science” ». L’enjeu n’était pas en effet de remplacer la première par la seconde, soit l’irrationnel par une rationalité observatrice et distante, mais « une logique profondément enracinée dans un contexte social par un système de lois valant en dehors de toutes pratiques socialement déterminées. »
Au cœur de son propos, l’attention à la pluralité inhérente à l’humain : « le polymorphisme indéniable d’une culture humaine, inévitablement accordée au végétal, ou désaccordée, doit être associé à une humanité plurielle », jusque dans ses ressorts invisibles, souterrains, tissant un réseau de liens profonds, avec le monde et avec les autres.
Pour aller plus loin, l’entretien de Seloua Luste Boulbina avec Quentin Lafay sur France culture.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Sortir de terre, une philosophie du végétal
Seloua Luste Boulbina
Jimsaan / Zulma essais, 192 p., 230 DH