Pour libérer les langues de la hogra
Dans le second opus de la collection Les Questions qui fâchent, Maroc: la guerre des langues?, seize écrivains et intellectuels analysent la réalité sociopolitique de la diversité linguistique au Maroc et plaident pour un rééquilibrage, qui passe notamment par la traduction.
L’introduction du livre…
Pour libérer les langues de la hogra
Il serait grand temps que cette question n’en soit plus une.
Au Maroc, l’image d’un paysage linguistique riche de sa diversité se brouille vite et prend des allures de champ de bataille. « Guerre des langues », « fractures sociales et politiques »…, le propos est loin d’être serein. Les préjugés pullulent et les assignations se formulent dans une grande violence. Au français, la modernité et l’ouverture sur le monde. À l’arabe la tradition et la sacralité. La darija et les langues amazighes ? des dialectes tout juste bons à communiquer, incapables de véhiculer une culture écrite.
Ces énormités en disent long sur le mépris et l’ignorance qui règnent entre les di érentes composantes de la société marocaine. Sur la colère aussi, face aux injustices liées au fait que ces langues n’ont pas le même statut social. Qu’on n’a pas la même vie si l’on ne maîtrise qu’une langue orale qui vous con ne à une région enclavée, ou si l’on a appris une, et souvent plusieurs langues d’envergure internationale et de longue tradition écrite qui vous permettent de vous lancer avec assurance dans le monde. Que l’on n’a ronte pas les mêmes regards si l’on s’exprime dans « la langue de la bonne ou du chau eur » ou dans celle de Mohamed Zafzaf ou de Driss Chraïbi. Qu’on n’aura pas non plus le même salaire, ni accès aux mêmes carrières. Qu’il y a des langues qu’on s’excuse d’employer en s’exprimant en public, alors qu’elles sont langues nationales. Et que ces situations ne sont pas réciproques.
Ce livre est né de la ré exion initiée par Mohammed Bennis, Jalal El Hakmaoui, Adil Hajji et Amina Meddeb. Conscients des conséquences graves que provoquent ces tensions et ces injustices, ils souhaitaient rappeler que pour que la diversité linguistique et culturelle soit un véritable motif de erté, il est urgent de prendre en considération la dimension sociale, économique et politique de cette diversité. Regarder comment les langues au Maroc s’inscrivent des enjeux sociétaux, historiques et géopolitiques, c’est en e et accepter d’entendre les attentes des Marocains en matière d’éducation et d’égalité des chances. C’est se donner les moyens de dépasser les représentations caricaturales, les crispations identitaires, les enfermements idéologiques et les accusations d’illégitimité.
Les seize auteurs qui ont accepté notre invitation à ré échir sur le statut des langues au Maroc ne constituent en aucun cas un échantillon représentatif de la population marocaine : à mon grand regret et malgré nos sollicitations, les auteurs de langue amazighe y sont absents, les femmes et les auteurs de langue arabe y sont sous-représentés numériquement. Le sujet n’est donc pas épuisé et devra être approfondi ultérieurement. Mais les contributions qui gurent ici ouvrent des pistes.
Tous étaient interpellés de longue date par la question des langues au Maroc, qu’ils pensent dans le sillage de grands auteurs comme Abdelkebir Khatibi, Abdallah Laroui ou Abdelfettah Kilito, dont les œuvres ont fait date.
Tous refusent catégoriquement la logique d’exclusion et de domination qui est de mise aujourd’hui. Le principe de langues de castes, de langues « inférieures » ou « supérieures », de langues pour « les élites » ou pour « la masse », les indigne.
Certains, de par leur formation académique ou leur inclination personnelle, proposent une analyse de la question des langues. La philosophie, la psychanalyse, l’anthropologie, l’histoire, la linguistique sont ainsi convoquées pour o rir des clefs de lecture et de compréhension des enjeux. D’autres assument des témoignages plus personnels, où s’expriment leur colère, leur ironie, leur regrets. Pour certains, le ton est au plaidoyer, au manifeste. D’autres se veulent pragmatiques, distanciés, ou encore curieux. D’autres en n abordent le sujet en artistes et con ent leur rapport intime d’écrivains à leurs langues de création.
Chacun adopte un point de vue singulier sur les grands nœuds de la question : l’histoire coloniale, l’hégémonie de la francophonie, l’arabisation bâclée, la montée de l’obscurantisme, etc. Ils s’interrogent sur les dé s que soulève l’évolution des technologies numériques, sur le rapport à l’écrit, sur les projections dans le monde que révèlent les orientations de la politique linguistique.
Pour tous, l’idéal à atteindre est un véritable multilinguisme, appuyé sur une connaissance profonde et une véritable reconnaissance de la valeur de chacune des langues en présence. Tous rêvent d’un « avenir pluriversel », libéré de problématiques jugées obsolètes. Tous aspirent à ce que les langues du Maroc coexistent dans l’équilibre, le français libéré d’une francophonie hégémonique, l’arabe libéré de ses èvres réactionnaires, la darija et les langues amazighes délivrées du mépris et du régionalisme.
Ce plaidoyer insiste sur l’importance de la traduction pour tisser des liens entre les langues du Maroc et avec le monde. Pour enrichir ses propres langues en les nourrissant des concepts et mots venus d’ailleurs. Il n’est pas anodin que tous les contributeurs aient soulevé cette question, et souligné la nécessité de développer le processus et les instances d’encouragement à la traduction. Certains, à l’instar de Jalal El Hakmaoui, ont même insisté sur l’atout que représente la situation stratégique du Maroc, au carrefour de l’Afrique, de l’Europe et du monde arabe, pour rétablir des routes de circulation des idées et des connaissances. Quant à Yassin Adnan, c’est à la prestigieuse Bayt Al-Hikma qu’il songe, et qu’il appelle à faire revivre.
Car pour tous, l’enjeu n’est rien moins que le savoir, l’éducation, la justice, l’égalité des chances et la liberté. Un enjeu central de dignité.
Kenza Sefrioui