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Quartiers chauds : les oubliés de Lahraouiyine

En solidarité avec les revendications pacifiques et légitimes de justice sociale du mouvement GenZ212, En toutes lettres vous donne accès libre à plusieurs textes parus dans la collection Enquêtes, qui témoignent des conditions de vie indignes de nos concitoyens.

« École Moubadarate, Lahraouiyine, dans la banlieue sud-est de Casablanca. Fatima Tah a été directrice de cet établissement pendant plus de deux décennies avant de prendre sa retraite. Elle y revient fréquemment, cette fois en tant qu’actrice associative, pour organiser des événements au profit des enfants. Des enfants qui vivent dans une précarité innommable. En cette matinée glaciale, une journée de samedi de ce mois de janvier, pour Fatima Tah et les volontaires de l’association Neima pour l’éducation et le développement, qui regroupe aussi une partie du corps enseignant de cette école primaire, l’heure est à la fête. Les enfants, de tous âges, dansent, tapent des mains, sous le rythme des chansons, pour la plupart patriotiques, diffusées à l’aide d’une sono de fortune. Ils répètent, avec entrain, les passages de l’hymne national. Avant de recevoir des cadeaux symboliques : des jouets, livres, cahiers et fournitures scolaires. Quelques-uns étaient accompagnés par leurs mères.

Mère courage de Lahraouiyine

Fatima Tah a passé toute sa vie dans l’éducation. Elle a commencé comme institutrice dans une école du quartier populaire de Sbata, avant de devenir directrice de l’école Abdeljalil Bendhiba à Lahraouiyine. Elle se retrouve engagée tout de suite dans la lutte contre l’abandon scolaire : « Lahraouiyine est une zone de misère, dépourvue de tous les moyens pour une vie digne. Je ne pouvais pas rester indifférente à cette situation.» Fatima se bat pour ces enfants, à la rentrée scolaire, durant les fêtes. Elle comprend aussi une chose très importante : rien ne peut changer si les mères ne sont pas sensibilisées. « Elles sont le maillon le plus important à aider pour préserver l’équilibre de l’enfant et pour qu’il reste à l’école. » Aujourd’hui retraitée, elle continue cette mission au sein de l’association Neima en organisant par exemple des matinées culturelles ou encore des ateliers dans les classes. Les enfants découvrent ainsi des univers qui leur font oublier, le temps d’un atelier de théâtre, de dessin ou d’une projection de film, la misère et la violence de leur quotidien. Fatima Tah a su, à travers les ans, mobiliser le corps enseignant, et au-delà, d’autres acteurs sociaux du quartier afin d’aider ces enfants et leurs mères. Des familles nécessiteuses qui ont besoin de soutien matériel pour que leurs enfants n’aient pas besoin de travailler.

Une grande histoire lie Fatima Tah à Lahraouiyine, surtout qu’elle a été, pendant 17 ans, directrice de la première école primaire du quartier, l’école Abdeljalil Bendhiba. Elle se rappelle : « L’école comptait 11 salles avec 73 enseignants pour 2 700 élèves. Il n’y avait pas de mur séparant l’école de l’extérieur, pas de sanitaires et même pas un bureau pour le directeur. J’ai été la directrice de cet établissement à partir de 2000. Lahraouiyine, c’était encore pire qu’aujourd’hui, un semblant de quartier oublié, géré plus ou moins par les gendarmes. Les habitations n’étaient pas connectées à l’eau potable. Pour y arriver, il fallait prendre un taxi blanc et continuer la route sur une charrette de fortune. Aujourd’hui, les charrettes ont été remplacées en grande partie par les triporteurs.» À l’époque, Fatima Tah devait s’atteler à trouver des solutions pour les enfants orphelins, surtout de père, une situation qui prévaut encore dans le quartier. Elle s’est associée à des structures d’aide, l’Association marocaine de la protection de l’enfance et de la famille en particulier, pour parer à l’urgence : des habits pour les fêtes, des fournitures lors de la rentrée scolaire, des colonies de vacances estivales et une modique somme d’argent pour les familles pour qu’elles puissent laisser leurs enfants poursuivre leur scolarité. « Je me retrouvais à jouer plus le rôle d’assistante sociale que de directrice. Je pensais alors qu’il était plus important de venir en aide à l’enfant et à sa mère pour lutter, du mieux de ce que je pouvais, contre l’abandon scolaire. »

« Avant la création de Neima en 2014, on était toutes et tous volontaires dans des associations éducatives. On organisait plein d’activités parascolaires au profit des élèves nécessiteux de Lahraouiyine. Neima a consolidé ce travail, mais aussi continué le suivi des enfants après l’école primaire, pour les accompagner dans le secondaire. Notre rêve, c’est de faire des bénéficiaires d’aujourd’hui les adhérents et le moteur d’un demain meilleur pour les enfants de ce quartier», lance Neima Badrane, la présidente de l’association. Et d’ajouter : « S’il n’y a pas d’éducation, il n’y aura pas de progrès, ni de développement et encore moins d’intégration et de paix sociale.» Les cadres de Neima qui ont choisi de travailler à Lahraouiyine proposent aux jeunes élèves des écoles primaires une panoplie d’activités (théâtre, chant, projections cinématographiques, sport, jardinage et colonies de vacances), en plus du soutien scolaire en dehors de l’école. Ils travaillent également sur la sensibilisation des parents, des mères surtout, sur l’importance de l’école pour leurs enfants. «On les accompagne dans leur scolarité. L’objectif, c’est de les protéger de la précarité, de la violence et des activités illicites qui règnent dans leur quartier», ajoute M. Abouloumoum, lui-même instituteur dans une des écoles de Lahraouiyine.

Lahraouiyine abrite deux lycées, deux collèges et trois écoles primaires. Les classes peuvent accueillir 45 à 50 élèves. Le quartier qui a vu sa population exploser avec l’exode rural souffre de nombreux maux, qui affectent directement les enfants. Jusqu’à aujourd’hui, un nombre important d’enfants ne dispose pas d’état civil. Le mariage coutumier y existe encore. « Les parents venaient me voir pour régler des problèmes très lourds. Il fallait que je réponde à leurs demandes. Je n’ai jamais rejeté l’inscription d’un enfant juste parce qu’il ne disposait pas d’état civil », se rappelle Fatima Tah. « Quand un enfant ne vient plus à l’école, on envoie nos enseignants enquêter. Parfois, on les récupère dans la rue, en train de travailler. Les portes de l’école sont toujours ouvertes. Les instituteurs sont de véritables militants qui travaillent avec les enfants et les familles. La population les connaît et les respecte. Les parents savent qu’ils font ce qu’ils peuvent pour le bien de leurs enfants. »

Le combat des mères

À l’école, nous avons rencontré Saïda, mère de cinq enfants, tous en âge d’être scolarisés. Elle vit de mendicité, à côté de la mosquée du quartier. « Ces enfants n’ont personne. On habite dans une baraque que ma mère m’a laissée à Douar Kharbouch », nous lance, gênée, cette dame, toute heureuse d’accompagner ses enfants à l’occasion de cette fête à l’école. D’autres mamans sont là. Pas un seul père.

À Lahraouiyine, ce sont en majorité les femmes qui travaillent. Pour la plupart, elles font le ménage dans les maisons ou les cafés, vendent des kleenex ou pratiquent la mendicité. « Beaucoup de jeunes hommes sont en prison ou font l’aller-retour entre la prison et la vie civile. À Lahraouiyine, ce sont les mères qui portent le poids de la famille », nous explique cet enseignant.

Je vais à la rencontre des enfants, qui m’entourent pour parler de leur vie, de leur quotidien. Ils viennent des douars les plus durs de Lahraouiyine : El Houata, Douar Kharbouch, Douar Dbouaâ, Douar Larbi, Karoua ou Dar Lhamra (le point névralgique du trafic de la drogue dans la région).

Ils racontent leur vécu dans ce quartier, fait de violence quotidienne, de la situation précaire de leurs parents, d’espaces sales, de trafic de drogue, de logements insalubres… Samir, 11 ans, troisième année primaire, dont le père ne travaille pas et la mère fait du ménage, parle de sdaâ (bruit) permanent dû à des conflits qui n’en finissent pas à la maison. Samir est un garçon réservé. Il ne raconte pas l’horreur de son quotidien ou ne trouve pas les mots pour le faire. Son instituteur me confie que le père de Samir est un délinquant notoire qui a passé plusieurs mois en prison pour violence conjugale.

D’autres enfants m’interpellent pour me parler de choses qu’ils ont vues et vécues : des meurtres en plein jour ; des mineurs qui se baladent publiquement, une arme blanche à la main ; des taxis ou automobilistes braqués en plein jour. Tout cela en rigolant, comme s’ils parlaient de choses anodines. « Les enfants vivent dans des habitations insalubres, font face à la violence au quotidien, dans une promiscuité insupportable avec des pères violents ou absents. Lahraouiyine, c’est une bombe qui va exploser dans les années à venir», prévient cet instituteur.

« À cause de la violence et du tapage nocturne, les enfants ne dorment pas la nuit. Dès lors, ils ne sont pas en forme le lendemain. Une bonne partie d’entre eux passe la matinée assoupis, à moitié endormis », ajoute le même instituteur. Comme pour réparer ces injustices, la petite Nassima, 9 ans, me lance, des étincelles dans les yeux : « Moi, je veux être avocate pour défendre les plus pauvres. » Nassima est venue également avec sa mère. « On vit tous, avec ma mère, mon père et mes quatre frères dans une baraque. L’hiver, c’est la saison où je souffre le plus : il fait froid et la pluie qui tombe, se faufile dans la maison et abime mes fournitures scolaires. » Son désir de devenir avocate l’habite depuis toujours : « Ma famille et les familles de mes amis ont besoin d’un habitat de qualité, de sécurité, d’espaces de jeux et que tous ces criminels et dealers disparaissent de notre quartier. »

Enfants dealers

Les élèves évoquent à maintes reprises la délinquance qui fait rage, surtout celle des plus jeunes, des dealers, de la drogue qui circule et de la corruption des policiers « qui n’arrêtent que les petites frappes ». Les enfants parlent en toute aisance de choses brutales, choquantes, que d’autres enfants de leurs âges vivant dans d’autres quartiers mieux lotis de la même ville, ne connaissent pas. À Dar Lhamra, de l’aveu même des enfants de l’école, mais également du corps enseignant, les enfants sont utilisés par les dealers dans leur business de vente de hashish, maâjoun et autres dérivés de la zatla. Des « aides dealers » qui sont envoyés au front par les besnassa avec de la drogue. À l’échelle de la capitale économique, Lahraouiyine enregistre une des activités les plus importantes de vente de tous types de drogues : hashish bien sûr, mais aussi karkoubi (psychotrope), cocaïne, ecstasy… Nassima ajoute : « Les dealers viennent compter l’argent devant nous. » Rachid, inspecteur de police, qui a travaillé pendant des années à Lharouiyine, nous décrit aussi une des tâches des enfants dealers : « Lkouri est une des plaques tournantes du trafic de la drogue à Lahraouiyine. Ce douar ne possède qu’une seule entrée. Et c’est là où se postent les enfants qui informent les dealers, par appel Whatsapp, de ceux qui y pénètrent, que ce soit des policiers ou des clients. Ils sont ainsi payés pour cette fonction-là. »

Selon le dernier recensement de 2014, Lahraouiyine abrite une population de 68 000 personnes sur une surface de 14 km2. Lahraouiyine, c’est au mieux du ciment, mais c’est surtout de la boue partout, des ordures, des bidonvilles, de mauvaises odeurs et la pauvreté extrême, des mulets et des karwila (charrettes)… C’est que mis à part l’habitat social (le ciment), par ailleurs mal au point, les gens habitent dans des bidonvilles ou de l’habitat insalubre. Des habitations construites en marge de la loi, sans aucun plan, et ne respectant pas le minimum requis pour une vie digne : un assemblement de petites pièces, des fenêtres minuscules, des décharges sauvages à proximité…

Le quartier ne dispose pas d’artères dignes de ce nom. Pas d’espaces verts pour les enfants. Les habitants font face quasi quotidiennement à des coupures d’électricité. Lahraouiyine est divisée en deux parties, Nord et Sud. Deux zones administratives distinctes puisque l’une est sous la tutelle de la préfecture de Mediouna et l’autre de Moulay Rachid. Le quartier enregistre un chiffre record en termes d’habitat insalubre. Des parties de Lahraouiyine, comme Mediouni 1 et Haj Saleh, ne sont pas encore connectées à l’eau potable. L’assainissement (ouad harr) n’est pas généralisé à tout Lahraouiyine. Et dès qu’il pleut, les canalisations éclatent. « Durant l’hiver, il y a de la boue partout. Il n’y a de revêtement nulle part. L’habitat insalubre est la règle ici. L’été, ce sont les mauvaises odeurs qui sévissent. Les enfants n’ont pas d’endroit où jouer, donc ils jouent au milieu des détritus », nous explique Rachid, un militant associatif du quartier. À Oulad Ghanem, douar Kharbouch, Lkarwa, Kouri Djaj, nous avons rencontré des enfants, pratiquement en haillons, les yeux éteints, vivant dans des maisons insalubres, faisant face parfois à des décharges sauvages.

« Oulad Chichane »

Sur Facebook, plusieurs pages dédiées au quartier relatent, photos et vidéos à l’appui, le dur vécu de la population. On y fustige la mainmise des criminels et des dealers, les conditions de vie, l’habitat insalubre. « On ne veut ni travail, ni rien du tout. On veut juste un habitat décent », lance un des habitants. « Il n’y a ni sécurité, ni infrastructures, ni hygiène, Lahraouiyine appartient aux vendeurs de hashish. Nous avons grandi dans le kasdir, sans électricité et avec comme seule couverture lmika. Nous sommes les oulad chichane.» Le terme chichane fait référence à la population tchétchène et les images de Grozny, en ruines, après les massacres de la population locale lors de l’attaque des forces russes à la fin des années 1990.

Dans ces pages, notamment celle de Chabab Lahraouiyine, les habitants pointent du doigt la connivence de la police avec les dealers, incriminent moqadems et caïds qui se sont succédés dans la région et interpellent directement Abdellatif Hammouchi, le patron de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN).

C’est que les dealers à Lahraouiyine ont investi tous les recoins du quartier. Ils défient la police et s’autoproclament maîtres des lieux. La drogue y est écoulée ouvertement, en plein jour. Les habitants se réveillent souvent au bruit d’une bagarre entre dealers, sur un crime ou une confrontation entre vendeurs de drogue et forces de police lorsque ces dernières s’y déplacent.

À Lahraouiyine, tout le monde vit la peur au ventre. À commencer par les enfants qui doivent faire face à la violence au quotidien. Le travail de Fatima Tah et des autres cadres associatifs de Neima, quoique vital pour les enfants de l’école Moubadarate, ne peut suffire pour apporter de l’aide aux milliers d’enfants de ce quartier maudit de Casablanca. »

Hicham Houdaïfa

Enfance au Maroc, une précarité aux multiples visages, Hicham Houdaïfa, 2020
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4 octobre 2025