Sororité en construction
Le quinzième roman de Azza Filali raconte, avec la naissance d’un mouvement de femmes, l’émergence d’une confiance et d’une conscience collective.
Épuisée par son mari dépressif et hypocondriaque, Emna est très heureuse d’accepter une mission de l’Union européenne pour sensibiliser les femmes de Djerba à leurs droits. À Tezdaïne, à la pointe est de l’île, c’est un parcours du combattant qui attend la jeune avocate tunisoise. Il lui faut en effet s’assurer de l’appui du maire, puis de celui du omda, avant d’accéder aux intéressées elles-mêmes… et surtout, de les intéresser. Avec l’aide de la flamboyante Houria, de l’intrépide Alia et de la douce Myriam, Emna ouvre un espace de discussion. Si inviter les autres à parler n’est pas une évidence – il faut du reste promettre d’offrir quelques téléphones – c’est également un exercice de nature à remettre en cause ses propres certitudes…
Repenser les positions de pouvoir
Dans ce roman truculent, Azza Filali brosse avec finesse un tableau d’une condition féminine multiple. Pas seulement au vu des situations sociales – l’avocate citadine qui peine à vivre de son travail, les paysannes illettrées, les professeures et même la tenancière de bordel – mais aussi sous l’angle de leurs personnalités. Le roman est une magnifique galerie de portraits : la délicate Emna, toute en doute sur sa mission et sur sa vie, Houria, qui prépare les mariées et lave les mortes et est tellement fatiguée qu’il lui arrive de philosopher sur la mort avec les fiancées, Alia, qui défie les notables et ministres en leur jetant à la figure le tableau de la corruption du pays… Au fil du temps et des rencontres du mardi, les demandes formulées dans le secret de la confidence, par peur de la loi des hommes et de leur brutalité mais aussi par peur du qu’en-dira-t-on, se font jour de plus en plus clairement. Violences subies de la part des maris pour un oui ou pour un non, spoliations d’héritage, répudiation en cas de stérilité… les sujets sont posés les uns après les autres. Jusqu’au sujet central, pour toutes : la connaissance de son corps et le droit au plaisir.
Azza Filali commence une tonalité ironique en jetant son héroïne dans une situation où on lui renvoie l’image de l’actrice de la société civile en total décalage avec les besoins des populations. Et ce ne sont pas seulement des hommes qui lui tiennent ce discours, en bons gardiens du temple, comme le omda : « Parce que vous pensez qu’aller voter, posséder une carte d’identité ou se plaindre aux flics va transformer les Djerbiennes, elles et les hommes qui vont avec ? Vous êtes de celles qui croient aux révolutions ? » Ce sont aussi les femmes, qui ne tiennent pas en haute estime « la société civile », « ces nanas qui ont des diplômes et du temps à perdre… » De page en page, une gravité s’installe au fur et à mesure qu’apparaissent les dossiers les plus douloureux, tandis qu’on entend une petite musique de plus en plus présente : celle d’une confiance qui se construit entre des femmes qui apprennent à se connaître, et qui découvrent qu’elles ont toutes quelque chose à apprendre les unes des autres, notamment le refus des positions surplombantes, et le courage d’assumer ses désirs. Un roman qui se dévore…
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Malentendues
Azza Filali
Elyzad, 328 p., 300 DH