Traduire la Palestine avec Abdellatif Laâbi (II)
Depuis 1969, Abdellatif Laâbi n’a cessé de faire connaître les voix des poètes palestiniens en les traduisant en français. Relecture urgente en trois volets. Deuxième volet : les recueils des classiques.
Mahmoud Darwich
C’est certainement le nom le plus emblématique de la poésie palestinienne. Lors de la publication de son premier recueil عصافير بلى أجنحة , « Oiseaux sans ailes » en 1960, Mahmoud Darwich avait 19 ans. En 1970, il apparaît dans une anthologie Les Poèmes palestiniens, parue au éditions du Cerf. Mais c’est véritablement Abdellatif Laâbi qui donne la mesure de son importance aux lecteurs francophones.
Rien qu’une autre année, paru en 1983 aux Éditions de Minuit, dans la collection Unesco d’œuvres représentatives – Série Auteurs arabes contemporains, retrace seize ans de poésie, avec des œuvres écrites entre 1966 et 1982, dont des poèmes très célèbres, comme « Rita et le fusil », « Passeport », « À ma mère »… Un livre sur « la caravane ininterrompue de l’exode », qui a été réédité en 1997.
Plus rares sont les roses, paru en 1989 aux Éditions de Minuit, dans la même collection, est la première traduction intégrale d’un recueil de Mahmoud Darwich, ورد أقل, paru en arabe en 1986. En prose ou en vers libres, entre chant, conte et épopée, le poète célèbre les roses mystiques de Galilée, évoque les lieux perdus, l’absence, une patrie, vue du point de vue de l’exil. Un somptueux cantique élégiaque.
En 2009, un an après la disparition de Mahmoud Darwich, Abdellatif Laâbi traduit avec Elias Sanbar le collectif Une nation en exil, hymnes gravés, suivi de La Qasida de Beyrouth, paru chez Actes Sud en France et Barzakh en Algérie. Cet ouvrage présente les gravures de l’artiste algérien Rachid Koraïchi réalisées à partir des poèmes de Mahmoud Darwich : non pas illustration, mais création « empruntant le chemin de l’amitié », explique Elias Sanbar, car le graveur avait trouvé dans le poète « une terre à partir de laquelle rejoindre la sienne propre ».
Samih Al-Qassim
Autre immense figure de la poésie palestinienne, Samih Al-Qassim, qui lui aussi a publié son premier recueil, مواكب الشمس, « Les cortèges du soleil », en 1958, à l’âge de 19 ans.
Et c’est aussi Abdellatif Laâbi qui a été le premier à traduire en français sa poésie. Je t’aime au gré de la mort, est paru en 1988 toujours aux Éditions de Minuit, dans la collection Unesco d’œuvres représentatives, série Auteurs arabes contemporains. Le titre est celui d’un des cinq recueils que Samih Al-Qassim a publiés en arabe entre 1976 et 1986. On relit ce poème d’une douloureuse actualité.
« Les enfants naissent
les accueillent dans leur berceau
leurs noms choisis
dans l’arbre généalogique
des ancêtres vénérés
Les accueillent les programmes d’épargne
la vision lointaine de l’avenir
et l’odeur de la cannelle bouillie
sur le feu du désir
Les accueillent les anniversaires
les fêtes
et les habits neufs
MES enfants naissent
les accueillent les larmes de l’amour
le frisson de la peur
À la porte de la maternité
les attendent
les yeux des chiens enragés
les attendent
les matraques de la police
les attendent
les programmes de liquidation physique
et de la vision lointaine de la mort
MES enfants naissent
et avec eux naissent
leurs bombes à phosphore
avec leurs lueurs étonnantes
comme les feux d’artifice
du carnaval
MES enfants naissent
avec leurs petits cercueils. »
Ghassan Kanafani
Pour lui comme pour Abdellatif Laâbi, la culture est politique. Écrivain, journaliste et porte-parole du Front populaire de libération de la Palestine, Ghassan Kanafani a été assassiné par Israël avec sa nièce en 1972 à Beyrouth. En 1977, son célèbre livre Des hommes dans le soleil a été traduit en français par Michel Seurat.
Abdellatif et Jocelyne Laâbi ont traduit ensemble Retour à Haïfa, et autres nouvelles, paru en 1997 chez Sindbad dans La Bibliothèque arabe. Ce recueil, la dernière œuvre que Ghassan Kanafani a publiée de son vivant, raconte le retour d’un couple palestinien qui a fui Haïfa en 1948, abandonnant leur bébé dans la panique, et qui découvre qu’il a été adopté par une famille juive d’origine polonaise et sert dans l’armée israélienne. Un ouvrage poignant, malheureusement épuisé.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui