Un monde bancal
Prix Ahmadou Kourouma et Prix suisse de littérature 2024, le dernier roman de l’écrivaine suisso-gabonaise Bessora nous emporte dans une saga sur l’esclavage et la transmission, en en pensant les entraves.
Quand au XVIIème siècle, en Cornouailles, sa mère, adolescente de 14 ans, la jette à l’eau dans un panier, munie d’une simple fleur de narcisse, avant de se vider de son sang, ce n’est pas vraiment à une fondatrice de dynastie qu’on pense. La petite Jane est recueillie et élevée par une femme non mariée, elle boîte, elle est accusée de vol et déportée aux Amériques où elle travaille comme esclave pendant sept ans. Elle y apprend à lire dans une Bible où elle trouve un verset qui promet à la boiteuse une grande descendance. Mais dans un monde aux violentes hiérarchies raciales et sociales, et où donner la vie est le moment des plus grands dangers, qu’est-il possible de vivre et de transmettre ?
La place de l’invisible

Dans ce 14e roman, Bessora brosse une ample et palpitante saga où il s’agit de déjouer les obstacles que les hommes dressent entre eux. Elle campe un attachant personnage de jeune femme, pleine de détermination, apprenant à lire en cachette, exigeant sa libération, arrachant à une terre désolée de quoi faire vivre sa famille, faisant de son handicap le signe d’un destin. D’esclave blanche à durée déterminée – ce qui n’est pas le cas de son amie Sarah ni de son futur mari Banneka – elle devient colon, planteuse de tabac, dispose du pouvoir d’acheter un esclave et de l’affranchir pour l’épouser. Pour ce dernier, fils de roi au pays des hommes fiers, la mémoire de sa gloire perdue est un tourment tout autant qu’une boussole : c’est lui qui entretient le lien aux ancêtres, qui sert aux morts leur écuelle et songe qu’il est sûrement « habité par un ancêtre ».
Dans ce livre qui oscille entre le tragique et l’humour, les dominations sont faites pour être renversées, mais on se transmet de génération en génération à la fois le handicap et les Nginas, ou esprits des morts, qui s’incarnent dans les gorilles. Bessora propose ici une émouvante réflexion sur l’invisible et le lien aux ancêtres. Jane conserve précieusement le narcisse qui a recueilli le souffle de sa mère, dont elle ne sait rien, mais qui irradie parfois d’une lumière mystérieuse. Deux siècles plus tard, Johann, qui chasse le gorille et croit que son destin est d’explorer le monde, peine à assumer son ascendance modeste et servile. Entre liens brisés, refusés ou cultivés, les personnages sont hantés par ces signes invisibles dans lesquels ils puisent un antidote à la matérialité, parfois terrible, de la vie et de l’enfantement.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Vous, les ancêtres
Bessora
J.-C. Lattès, 336 p., 280 DH









