Une si moderne utopie
Les éditions du Sirocco viennent de rééditer le roman historique de Jocelyne Laâbi sur les Qarmates. Un ancien mouvement égalitariste dont les revendications demeurent très actuelles.
Ils sont mal connus car l’islam orthodoxe a tenté d’effacer leur souvenir, mais leur épopée a traversé les siècles, jusqu’à influencer les mouvements arabes de gauche dans les années 1960. C’est l’histoire passionnante des Qarmates que raconte Jocelyne Laâbi, qui met son talent de conteuse au service du roman historique – la première édition de ce livre, parue en 2013 aux éditions de la Différence, s’intitulait Hérétiques. Leur rêve de justice sociale et d’égalité, leur État dans le Bahreïn (actuelle Arabie orientale) a tenu tête à la dynastie abbasside de Bagdad pendant près de deux siècles. Ils offraient à leurs fidèles une maison et les outils pour exercer leur métier, prônaient l’égalité entre hommes et femmes, éduquaient les enfants. Leur fondateur, Hamdan Qarmat, avait été rejoint par des survivants de la révolte des esclaves Zenj, par des déshérités, par des curieux. Ils avaient tissé un réseau de sympathisants dans tout l’empire, jusqu’au cœur de Bagdad.
Rendre justice
Jocelyne Laâbi s’est plongée dans les documents laissés, pour la plupart par les détracteurs des Qarmates, mais aussi dans les travaux, anciens ou récents, des historiens, dans les poètes… Elle comble les lacunes, anime des personnages historiques, les fait côtoyer d’autres personnages créés de toutes pièces, pour forger un récit palpitant. On suit les aventures du jeune Walad, rescapé du massacre des Zenj et adopté par le sage Aboulfath, avec qui il rejoint les Fidèles au Bahreïn, ses amours tumultueux avec la belle et indépendante Rabab, autre rescapée de la vie. On partage la vie quotidienne et les batailles de cette société entre le désert et l’île d’Owal. On apprend, dans les lettres d’Aboulfath à son ami Abou Ali, la chronique des événements, pendant une quarantaine d’années. On frémit aux intrigues de la cour abbasside, où un regard précipite les disgraciés dans les geôles et où un caprice fait rouler des têtes.
Même si elle s’est autorisée toutes les libertés que permet le roman, Jocelyne Laâbi a souhaité rester fidèle à la réalité historique. « Alexandre Dumas pouvait se permettre de retoucher – et le mot est souvent faible – certains événements ou personnages historiques parce que chacun les connaissait. Ce qui est loin d’être le cas pour les Qarmates », confie-t-elle. Elle s’attache à rendre l’esprit de l’époque, son foisonnement culturel. Mais surtout, c’est la propension des hommes à s’attacher à de telles utopies qu’elle interroge. Elle rend justice aux idéaux d’égalité et de dignité, met en scène des personnages hostiles aux Qarmates, comme Salim le médecin ou le général Youssef ibn Abi Saj, troublés par l’efficacité de cette organisation. Mais elle évoque à plusieurs reprises les limites d’expériences si radicales de transformation des sociétés. La gouvernance d’Abou Tahir Soulayman, fils d’Abou Saïd, n’a plus rien à voir avec celle, collective, de son père entouré du Conseil : s’imposant comme chef militaire, il se laisse aveugler par un personnage sanguinaire qu’il prend pour le Mahdi, suscitant le doute puis la haine dans la collectivité. Échec ? Dérive ? « On peut le voir autrement. Comme un épisode de l’éternel recommencement auquel l’homme semble condamné, de ce cycle que l’homme n’achève que pour en connaître un autre qui l’élèvera chaque fois d’un degré, vers un âge chaque fois meilleur de l’humanité ». La clef de cette histoire, c’est Aboulfath, celui qui en tient la chronique et surcharge ses feuillets d’annotations où il interroge ce qu’il vit, ce dont il se souvient, ses doutes, ses espoirs et ses rêves. Pour les transmettre.
À écouter: l’entretien de Jocelyne Laâbi avec Éric Bataillon dans Orient hebdo, sur RFI le 7 septembre 2013.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Cet article a été publié pour la première fois sur Babelmed à la sortie de l’édition française en 2013.
Le rêve des Qarmates
Jocelyne Laâbi
Éditions du Sirocco, 390 p., 140 DH