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60 minutes pour une culture équitable

« 60 minutes pour une culture équitable : comment rendre la chaîne du livre juste et pérenne ? » (60 Minutes for Fair Culture – How to make supply chains in the book industry fair and sustainable ?) Tel était l’intitulé de l’atelier qui s’est tenu le 18 octobre 2019 à la Foire du livre de Francfort.

Cet atelier, réuni à l’initiative du Programme d’invitation de la Frankfurter Buchmesse en partenariat avec la commission allemande de l’UNESCO, avait pour objectif de formuler des recommandations pratiques pour les gouvernements, les professionnels de l’industrie du livre et les États membres de l’UNESCO et signataires de la Convention pour la diversité des expressions culturelles de 2005, en vue de l’Agenda 2030 des Nations Unies. Ce dernier formule en effet des objectifs de « Travail décent et de croissance économique (n°8) », de « Réduction des inégalités (n°10) » et de « Paix, justice et institutions solides (n°16) ». Mais le Rapport global de l’UNESCO 2018 intitulé Re/shaping cultural policies faisait état des lacunes en matière d’équité et de pérennité dans le secteur culturel, notamment dans le Sud Global : « Une culture équitable devrait être étayée par des politiques qui renforcent les capacités de production et de distribution dans le Sud Global et promeuvent un commerce et un échange justes et pérennes. »

Pendant cette heure, une trentaine de participants, éditeurs, auteurs, organisateurs de foires du livre et de festivals, éditeurs invités par le Programme d’invitation de la Frankfurter Buchmesse, membres de l’UNESCO, représentants d’organismes publics et de ministères, universitaires, acteurs de la société civile et experts internationaux, ont travaillé en trois groupes d’une dizaine de participants. Ils ont été invités à identifier les bonnes pratiques, les spécificités de l’industrie du livre et les priorités pour faire évoluer celle-ci vers plus d’équité. En 20 minutes de tour de table et de discussion, il n’a évidemment pas été possible de formuler des propositions mûries, concrètes et immédiatement applicables, mais les participants ont pu énumérer les principaux défis auxquels ils sont confrontés et esquisser quelques pistes.

Numérisation : repenser l’approche de la valeur

Le premier atelier, animé par Ama Dadson (AkooBooks Audio, Ghana, première éditrice de livres audio en Afrique et lauréate de l’African Entrepreneurship Award 2018), s’est penché sur les défis et les opportunités de la numérisation. En Afrique, la diffusion des téléphones portables démultiplie les opportunités. Un éditeur mexicain a souligné que « le sens de la propriété a changé, tandis que le monde du livre est toujours régi par des approches très traditionnelles ». Dans ce contexte où la possession de l’objet s’estompe derrière l’impératif de l’accès, il est urgent de repenser la question du piratage et de la chaîne de valeur. La question du prix est aussi à réfléchir. La numérisation permettrait de mettre en place des structures plus fluides, de tirer profit des nouveaux formats et des nouvelles technologies, notamment pour toucher les jeunes – qui constituent la majorité de la population dans les pays du Sud Global. Les opérateurs de téléphonie mobile et autres plateformes de streaming ou de lecture partagée pourraient devenir des acteurs importants et diverses formules d’abonnements pourraient être proposées (forfaits à la journée, à la semaine, au mois, etc.), avec des tarifs abordables. Enfin, il a été proposé de faire des audiobooks en langue locale, incluant aussi de la musique, afin de protéger aussi le patrimoine musical et de faire revivre, par le biais du livre enrichi, des cultures traditionnelles.

Publics : effort vers le local

Le second atelier, animé par l’éditeur argentin Maximiliano Papandrea (Editorial Sigilo, Buenos Aires) a travaillé sur la manière d’atteindre les publics : foires du livre, festivals, à développer dans les régions pour toucher les publics locaux. Le rôle des réseaux sociaux a aussi été mentionné. L’école et les bibliothèques publiques, ainsi que des fonds de traduction en langues locales et minoritaires ont été cités comme des leviers stratégiques. Il y a été question de la promotion du dialogue Sud-Sud et du leadership du Sud, mobilisant notamment autant les institutions publiques que privées. Enfin, il a été suggéré de republier des ressources qui n’existent plus aujourd’hui, comme The Book Trade of the World. « Pour construire une industrie du livre durable, il faut savoir s’appuyer sur les expériences du passé pour construire la documentation d’aujourd’hui, qui est essentielle », explique le chercheur français Raphaël Thierry, spécialiste de l’édition en Afrique et initiateur de la plateforme EditAfrica.

Régulation : législations à revoir

Le dernier, animé par Kenza Sefrioui (En toutes lettres, Maroc), a travaillé sur les moyens de régulation pour les droits d’auteurs, contre le piratage – accords bilatéraux, programmes de mobilités, législations pour les droits d’auteur. Premier constat : le concept même de commerce équitable est nouveau et doit faire l’objet d’un plaidoyer de longue durée sur la nécessité de traiter la culture différemment des autres biens : « Exporter de la culture n’est pas exporter du vin. C’est un investissement qui nécessite une politique d’État », a martelé la directrice du Programme d’invitation.

Beaucoup d’intervenants ont déploré des pratiques « coloniales » de vente directe qui empêchent l’éclosion d’un marché du livre local. Le rôle de l’État a été souligné pour l’adoption d’une législation faisant obligation aux institutions publiques à passer par des acteurs du livre nationaux, pour encadrer le prix du livre, protéger les librairies indépendantes de la compétition d’autres acteurs, et pour soutenir les écrivains face à la domination des grandes plateformes. En effet, a-t-il été souligné, il y a aujourd’hui une raréfaction de productions pour le livre car les auteurs préfèrent écrire directement pour la télévision et pour Netflix, dont les commandes sont bien plus lucratives. De même, il est nécessaire de fixer des critères de rémunération et de condition de travail justes pour les traducteurs. Dans cet atelier, le concept de discrimination positive a été avancé comme un outil central de la mise en œuvre d’un accès et d’une culture équitable.

La représentante du programme des Cités de littérature de l’UNESCO a proposé de créer un label Commerce équitable du livre, analogue à celui existant pour d’autres produits (par exemple le label Bouton vert pour le textile). Ce label, qui validerait l’ensemble de la chaîne de production et de diffusion, pourrait être décerné par une institution prestigieuse, la Foire du livre de Francfort ou l’UNESCO, et donnerait lieu à la réalisation d’un catalogue. Elle appelait également à la création d’un réseau alternatif de diffusion porté par des éditeurs indépendants soutenus par les États.

La question de la traduction a été au cœur de ces ateliers, tant pour désenclaver des langues minoritaires ou minorées et contrer l’hégémonie de l’anglais, que pour favoriser l’accès à des publics locaux.

Plus d’infos sur https://www.unesco.de/en/culture-and-nature/cultural-diversity/cultural-diversity-worldwide/fair-trade-culture

ETL

26 novembre 2019