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Mourir en temps de pandémie

L’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr pense le monde au temps du coronavirus.

La mort nous le savons tous est le destin partagé des humains. Il est des morts que nous jugeons acceptables : vieillesse, longue maladie… D’autres que nous estimons injustes : jeunes personnes fauchées dans la fleur de l’âge, morts d’enfants, assassinats, victimes civiles de bombardements. En temps de guerre, même si elle n’est pas souhaitée, elle est néanmoins envisagée. Depuis la seconde guerre mondiale, l’Occident en général et l’Europe en particulier ne font presque plus l’expérience de la mort de masse. Ils en ont aussi quelque peu perdu la mémoire. Celle-ci semblait élire demeure dans le Sud du globe qui a connu ces derniers siècles son lot de génocides, de crimes de masse, d’épidémies, de guerres, de famines, de catastrophes naturelles qui ont fait des millions de morts. Le Sud durant ces derniers siècles a fait l’expérience d’une distribution inégalitaire de la mort. Celle-ci a suivi la ligne de fracture des impérialismes, des colonialismes et dominations, des inégalités, de la pauvreté infligée, de l’incurie des gouvernements…

Felwine Sarr

Avec cette pandémie, l’Europe et l’Amérique font à nouveau l’expérience de la mort de masse. Ils en payent le plus lourd tribut. Nul ne s’en réjouit, cette mortalité est celle des humains nos semblables et rappelle notre condition commune. La mort de masse semble cependant devenue démocratique, égalitaire. Nous y sommes tous potentiellement soumis. Même si elle frappe majoritairement les plus âgés d’entre nous, la pandémie introduit une démocratie de la létalité. Certains, habitués à nous voir mourir sur le Continent, ne comprennent pas que nous n’en formions pas le plus gros contingent et continuent à nous prédire de funestes lendemains. Cette attente de notre mort massive est des plus obscènes. Long est encore le chemin pour faire monde commun et partager le sentiment d’une commune humanité.

La catastrophe, quand elle est qualifiée de naturelle induit une plus grande acceptation de la mort. Les causes sont imputées à dame nature qui fait ce qu’elle veut. On ne se révolte pas devant une mort causée par un virus ; et pourtant cette pandémie est bien le résultat d’une catastrophe culturelle. Un capitalocene qui a outrageusement déforesté la nature, détruit la biodiversité, réduit l’habitat des espèces animales et permit des zoonoses. Une lecture politique de cette mortalité liée au virus est nécessaire ; l’une de ses causes étant le dérèglement du biotope résultant de l’action des humains, sans que nous puissions en être rendu également responsables. L’humain-occidental-capitaliste, et désormais asiatique, en porte la plus grande part de responsabilité. La question pour nous est comment l’amener à en tirer toutes les conséquences éthiques et biopolitiques.

La mort est cette visiteuse dont on ne sait quand est-ce qu’elle frappera à notre porte, où elle nous trouvera, ni qu’elle forme elle prendra. Cette ignorance rend la vie quotidienne moins angoissée. Cette mort sérielle nous prive du caractère singulier de la fin de vie. Nous nous ne mourrons plus de notre propre mort, mais d’une mort grégaire et désappropriée. Là où elle a souvent rodé, les individus développent un sens aigu du tragique. Ils l’apprivoisent, cohabitent avec elle, apprennent à accepter son inéluctabilité. Et puisque vivre consiste de toute manière à cheminer vers elle, ils se la réapproprient, côtoient son insondable mystère et en font sens. La mort, un miroir dans lequel se reflète le sens entier de la vie. Certains choisiront de vivre plus intensément, quitte à mourir par excès de vie et de convivialité. C’est leur ultime liberté et il n’est point question que la peur de la mort les en prive.

Le virus mourra. Il est moins sûr que les mauvaises habitudes de ce monde-ci ; ses inégalités, son avidité et sa démesure, meurent avec. Et pourtant c’est elles que nous devons combattre. Si même la mort qui est une expérience intime, individuelle, et qui par ces temps est devenue sérielle, n’est plus porteuse de sens pour les vivants, d’où celui-ci viendra-t-il désormais ?

Sagesse ancienne, nous mourrons comme nous avons vécu. Chez les anciens apprendre à mourir était un art de vivre. Méditer les raisons cette mort de masse que nous nous sommes infligés, pourrait peut-être nous amener à apprendre à mieux vivre.

Felwine Sarr, 28 avril 2020

30 avril 2020