Fatema Mernissi : cinq ans déjà
« Un phoenix », « un esprit sans frontières », « une penseuse réformiste musulmane et féministe », telles sont les expressions utilisées par les intervenants de la conférence « Rethinking Decolonial », pour se référer à Fatema Mernissi, figure emblématique des sciences sociales dans le monde arabe. Cette conférence qui s’est tenue le 30 novembre dernier, a été organisée pour lui rendre hommage à l’occasion du 5ème anniversaire de sa disparition. Tout au long de sa vie, cet esprit libre a cherché à questionner une double limite : celle du patriarcat et celle de l’hégémonie de l’idéologie occidentale.
Son héritage intellectuel a su s’exporter et résonne encore aujourd’hui, comme nous l’indique Alejandra Tapia, professeur en charge de la chaire Fatima Mernissi de l’université de Mexico. Une chaire Fatema Mernissi existe aussi à l’université de Bruxelles, où Iman Lechkar se dit également très attachée aux travaux de cette féministe musulmane et décoloniale qu’elle analyse avec ses étudiants. Driss Ksikes, quant à lui professeur responsable de la chaire Fatema Mernissi à l’université de Rabat, rend à son tour hommage à l’esprit critique de la penseuse, un atout précieux pour questionner beaucoup d’enjeux contemporains comme les médias et la culture, l’économie réelle, la jeunesse globale traversée par les dynamiques locales et enfin la recherche de l’égalité de genre et de la démocratie. Les deux professeurs Seloua Luste Boulbina et Ramon Grosfoguel, invités pour participer à cette conférence, mobilisent tous deux la pensée de Fatema Mernissi pour interroger avec beaucoup de pertinence la notion de décolonialité : ses origines, ses implications et ses manifestations.
Dans un premier temps, la modératrice de la conférence, l’essayiste Asma Lamrabet, qui questionne la place des femmes et de l’Islam notamment dans son ouvrage Islam et femmes, les questions qui fâchent, donne la parole à l’actrice Sophia Hadi qui interprète un des écrits de Fatema Mernissi Shéhérazade goes ouest. Comme elle nous le rappelle, c’est la traduction d’Antoine Galland, rédigé au début du XVIIIème siècle qui donna à connaître les Mille et Une Nuits en Europe. Dans sa réception occidentale l’œuvre se voit réduite à deux dimensions : le sexe et l’aventure. L’impasse est faite sur le message politique plus profond qu’elle renferme. Sophia Hadi questionne alors cette réception : comment l’Europe si attachée à la démocratie et aux valeurs humanistes a-t-elle pu invisibiliser cette dimension des Milles et Une Nuit ? Passé sous le rouleau compresseur de l’hégémonie occidentale et de ses projections orientalistes, le récit de Shéhérazade s’est vu essentialisé à certaines de ses caractéristiques et déposséder de sa réelle portée subversive. La littérature n’est effectivement pas un espace vierge de dynamiques de pouvoir et des enjeux de la décolonialité. Dès lors revaloriser l’aspect politique de l’œuvre apparaît comme un travail nécessaire pour battre en brèche cet héritage colonial dont les survivances persistent dans l’ère postcoloniale.
Une pensée au cœur de la décolonialité
La nécessité, pour Fatema Mernissi, de mener ce double combat à la fois contre l’impérialisme colonial et contre les traditions, se retrouve dans l’analyse de la décolonialité et des mouvements féministes en Amérique Latine que nous propose Ramon Grosfoguel, professeur à l’Université Berkeley en Californie. La critique de la colonisation occidentale comme structure globalisée qui s’est imposée sur les territoires ne peut faire l’économie d’une remise en question des propres traditions locales et des normes de l’ouest intériorisées (qu’il nomme l’inner-structure). Cet enchevêtrement de structures et d’échelles aboutit à des rapports de domination complexes s’exerçant notamment vis-à-vis des femmes. À titre d’exemple, il se penche sur le patriarcat : si le concept se caractérise par certains principes communs – la création de structures de domination entre des formes de sexualité et les privilèges accordés aux hommes sur les femmes -, il se matérialise pourtant sous des formes très variées avec des caractéristiques propres selon les territoires. Le patriarcat chrétien hérité de l’Occident est ainsi marqué par une forte hétéronormativité que l’on ne retrouvait pas nécessairement dans les structures patriarcales d’Amérique du sud.
La rencontre de différentes formes de patriarcat dans un monde globalisé peut aboutir à des hybridités qui complexifient voire renforcent des systèmes de domination. Si nous vivons aujourd’hui dans un monde post-colonial, la colonialité subsiste. Cette expression met l’accent sur une continuité de situation de domination malgré la discontinuité qu’a constituée l’indépendance formelle des anciennes colonies. En effet, si l’administration coloniale en tant que telle n’existe plus, des situations de dépendance entre pays anciennement colonisés et anciennement colonisateurs se maintiennent sur les marchés économiques, sur la scène politique internationale ou sur le plan académique. En utilisant l’expression de « racism-sexism epistemology », Ramon Grosfoguel met en lumière comment le monopole du savoir dans le milieu universitaire est détenu quasiment exclusivement par des hommes, blancs, de l’ouest.
Contre le monopole occidental et masculin des savoirs
Ce monopole occidental des savoirs comme héritage post-impérial est aussi un enjeu auquel s’intéresse la professeure de philosophie à l’université de Paris Diderot Seloua Luste Boulbina. De par son statut de femme, de penseuse et son origine algérienne, elle s’est attachée à décoloniser son approche du savoir lors de ses études à Paris en s’intéressant notamment à des penseuses comme Fatema Mernissi. Repenser la décolonisation implique de se pencher sur sa définition conceptuelle. Celle-ci est envisagée comme une période historique que l’on fait traditionnellement démarrer à la fin de la Seconde Guerre Mondiale ou au moment des accords de Bandung. Cette datation est en elle-même déjà empreinte d’européocentrisme, l’accent est davantage mis sur la perte des colonies que sur le nouveau départ et la réappropriation que cela constitue pour les pays anciennement colonisés.
Pour Seloua Luste Boulbina, la décolonisation devrait se manifester par une refonte complète et un deuil de toutes les structures de dominations antérieures. Malgré des aspirations à l’indépendance, les colonies ont un « devenir » à travers la colonialité. L’idéologie impériale qui justifie la violence coloniale, survit à la décolonisation et prend des formes plus insidieuses notamment à travers l’idée de sous-développement. Cette volonté de se conformer au modèle occidental dit « développé » renforce les hiérarchies et les situations de dépendances entre les puissances. Cela a par exemple pu se manifester en Argentine par des politiques migratoires visant à « blanchir » la population. Il convient toutefois de nuancer en observant une grande hétérogénéité de vécus entre les territoires d’Afrique et d’Amérique.
Les femmes, qui se trouvent à l’intersection des discriminations, sont particulièrement impactées par cet héritage colonial. Pendant longtemps exclues de l’éducation, elles demeuraient soumises à une double dépendance : celle de l’homme occidental puis celle de la femme occidentale à travers des mouvements de « White Feminism », et dans les deux cas celles-ci n’étaient pas sujet mais objet. À la suite de la décolonisation, le corps des femmes a conservé sa fonction de simulacre, d’instrument de pouvoir et d’affirmation de valeurs. Contrôler le corps permettait tantôt l’expression d’une domination occidentale, tantôt celle d’un patriarcat de tradition religieuse, comme l’explique Seloua Luste Boulbina en se référant aux travaux de Fatema Mernissi. Cela a poussé les femmes à développer des stratégies de contournement. À cet égard, le voile cristallise beaucoup de tensions, il apparaît comme la manifestation d’une « politique libidinale » exercée par différents protagonistes sur le corps des femmes. Pour autant, porter un voile n’est pas nécessairement synonyme de répression. Sa signification dépend du contexte dans lequel il est porté puisqu’il peut, dans certains cas, permettre aux femmes d’accéder à un espace public inaccessible autrement.
Au vu de la multiplicité des enjeux, repenser la place des femmes implique de s’éloigner du schéma binaire opposant un ouest progressiste universaliste aux anciennes colonies « arriérées ». Ces préjugés, produit d’un regard occidentalo-centré survivent dans la colonialité. Se saisir de l’esprit critique mobilisé par Fatema Mernissi permet de questionner un héritage idéologique encore tenace qui se doit d’être combattu pour mener à bien ce « processus sans fin » qu’est la décolonisation selon les termes de Seloua Luste Boulbina. En effet, redéfinir les notions de colonialité, de postcolonialisme ou encore d’idéologie post-impériale ne relève pas de la gageure universitaire. Monter en abstraction permet de démonter une réalité bien concrète : la survivance de structures de domination. Interroger ces phénomènes implique d’en mobiliser une connaissance fine et en cela le développement de chaires qui investissent le leg intellectuel de Fatema Mernissi est enthousiasmant. La remise en question des limites et l’approche intersectionnelle résolument moderne que nous retrouvons au cœur de sa pensée sont des notions sur lesquelles on ne peut aujourd’hui faire l’impasse pour repenser le décolonial.
Capucine Froment