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Dis:tance: Révolution queer, du Maroc à Berlin

Berlin est considérée comme une « ville de l’exil ». Cependant la scène maghrébine queer y est peu présente. Cela change grâce au cycle « Queer Revolution Morocco». Trois commissaires et une fondatrice d’Oyoun, où se déroulent les événements, en parlent.

Crédit photo Anna Wyszomierska

Samedi soir, Berlin Neukölln, septembre 2020 : la performance « Decolonizing Queer – A Moroccan Sex Worker’s Perspective »* est au programme du centre culturel Oyoun situé dans la Wissmannstraße. C’est la troisième et dernière manifestation de la série « Queer Revolution Morocco » intégrée au festival « In the Queer and Now – Cartographies of Affect ».

Le « be’kech » au rez-de-chaussée de l’Oyoun sert de foyer. Son nom est une fusion de Berlin et de Marrakech. Le Be’kech se situait avant dans le quartier berlinois Wedding où il a été fondé en 2017 comme espace de travail, mais aussi comme lieu de rencontre de la communauté marocaine. Au sein du centre Oyoun, le be’kech est un grand espace lumineux avec de nombreuses petites banquettes et des postes de travail. Entre les deux, la mode et l’art sont exposés par la communauté et le be’kech propose au comptoir de la cuisine végétarienne ainsi que des boissons.

Une heure avant le lancement de l’événement, de plus en plus de monde investit le foyer. Malgré la distance engendrée par le Corona, une atmosphère conviviale prend le dessus, les gens s’assoient séparément autour des tables ou conversent en petits groupes. L’une des fondatrices, Louna Sbou, se souvient des débuts du café : « Le be’kech est notre passion, nous en avons de très bons souvenirs. Al hamdudillah. Pour nous, il a été cependant très rapidement clair que nous avions besoin d’un plus grand espace. À l’occasion de  Yennayer 2019 – le nouvel an chez les Amazighs – nous avons été obligé.e.s de renvoyer 200 personnes. Tout simplement parce que nous n’avions plus assez de places. »

Le déménagement vers Neukölln début 2020 n’a pas seulement apporté aux fondat.eurs.rices plus de place, mais il leur a offert aussi l’occasion de fonder dans le même lieu une deuxième entreprise, en l’occurrence « l’Oyoun ».

Louna explique la différence entre les deux concepts : « Dans le cadre du travail au sein de l’Oyoun, mon identité en tant que migrante afro-arabe n’est qu’un aspect parmi d’autres. Il s’agit d’une approche intersectionnelle et non pas d’une approche régionale. » L’Oyoun est un espace d’exposition et un lieu événementiel pour un programme culturel varié avec une revendication politique : « En ces temps de populisme exacerbé et de radicalisation de la droite, nous sommes aussi un lieu de réflexion critique, œuvrant au renforcement de la créativité et de la solidarité. Notre concept rend visible et célèbre la diversité de Berlin dans sa complexité à travers l’Allemagne, l’Europe et le monde. »

Crédit photo Anna Wyszomierska

Pour ce qui est du programme du soir, l’Oyoun vous invite au troisième étage. Les performances ont lieu dans la grande salle où des concerts et des soirées de projections sont régulièrement organisés. À côté de la scène est présentée une exposition photographique d’Oumaima Darmoumi, l’une des commissaires du projet. La thématique de l’exposition est le processus de guérison dans le sens d’une réflexion sur son propre corps en tant que personne queer racisée. Pour les commissaires, la compréhension de la guérison est ancrée dans les rituels traditionnels marocains, lesquels ont été également sollicités pour inaugurer l’exposition et la série d’événements à l’Oyoun. L’artiste explique le programme qu’elle a conçu pour l’Oyoun, conjointement avec Sadiqa El Kahal et Mala Badi.

« Il nous importe de pointer du doigt les continuités politiques et coloniales », dit Oumaima : « Un grand malentendu est souvent que le queer serait purement occidental. Nous aimerions démontrer grâce à notre art que l’existence queer existait bel et bien avant le colonialisme et qu’elle a été criminalisée par lui. Le but est de se réconcilier avec notre propre histoire et avec notre héritage. Nous combattons pour une culture queer enracinée localement. »

La soirée débute avec la performance de Sadiqa El Kahal qui invite les visit.eurs.euses à découvrir le quotidien d’un.e ouvrier.ère du sexe à Marrakech. À l’écart de la célèbre place de Jamaa El Fna au centre de la ville, Sadiqa introduit le public par le dialogue dans ce travail quotidien et conclut en performant seule la rencontre avec un client.

 

Apprendre de l’histoire commune

War on bodies de Mala Badi est la deuxième performance de la soirée et se passe de mots parlés. Pour ce faire, un écran est utilisé en retrait comme espace d’interaction et comme surface de projection pour les revendications politiques.

Crédit photo Anna Wyszomierska

L’expérience de la violence corporelle par le colonialisme (français) est au centre de la performance de Mala. Le corps de Mala se débat avec une corde, tandis que des images d’une violence sexualisée dégradante défilent par ailleurs en arrière-plan, accompagnées de tirs et de cris. L’objectif principal est de décoloniser l’art; le public doit comprendre que l’héritage colonial et l’oppression du corps persistent jusqu’à ce jour.

Mala explique : « La performance fait partie de mon propre processus curatif et de la décolonisation de mon propre corps. Mais le travail sur moi-même n’est qu’une partie de ma performance, je souhaite que tou.s.tes les spectat.eurs.rices en tirent des enseignements ! Personne ne parle de l’histoire de la violence sexuelle inhérente au colonialisme et comment elle nous affecte encore aujourd’hui, que ce soit en Europe ou au Maroc. »

Mala aimerait impulser des choses et déciller les yeux sur les contextes historiques. Oumaima, l’artiste photographe, ajoute : « Notre intention est aussi d’éclairer les gens, et ceci ne concerne pas seulement les personnes blanches, mais aussi les personnes racisées issues d’autres contextes, comme les gens non queer. »

La performance est ainsi pour Mala une déclaration contre la perspective de la préoccupation individualiste : « L’intersectionnalité signifie : ma libération est une libération pour tou.s.tes ; ma douleur est une douleur commune. Les colonisat.eurs.rices ont aussi été traumatisé.es par le colonialisme, en d’autres termes, nous devrions tous y travailler. Les gens du Sud ne changeront pas seuls le monde, nous devrions ensemble tirer des enseignements de l’histoire. »

 

Mise en réseau et créativité

La série de manifestations « Queer Revolution Morocco » a eu lieu à Berlin, mais les artistes vivent aux Pays-Bas et en France. La série tire son nom d’un réseau transnational activiste que Mala a co-fondé en 2020.

Crédit photo Anna Wyszomierska

L’alliance a vu le jour en réponse à une campagne de diffamation sur les réseaux sociaux : une influenceuse marocaine avait appelé à identifier sur Grinder et d’autres applications de rencontres des homosexuels et à les dénoncer en public. Mala explique : « Notre contre-campagne visait à donner un peu d’espoir et à sortir la communauté de la négativité et de l’abattement. Il s’agit également d’une campagne artistique et nous invitons les membres à faire appel à leur créativité. » Le réseau rapproche des groupes queer au Maroc et beaucoup d’individus de la diaspora globale. Louna d’Oyoun a ainsi fait la connaissance de Mala lors d’une rencontre du réseau à Amsterdam et l’a conviée par la suite à Berlin.

L’une des voix créatives de « Queer Revolution Morocco » est Sadiqa, la troisième commissaire. L’artiste réapparaît à la fin de la soirée dans un négligé scintillant et interprète le « premier morceau de rap queer du Maroc », « Sawt El Queer » : « Si ta masculinité est vulnérable, mieux vaut ne pas l’écouter… Je suis une réalité et non pas une illusion… Tu ne sais pas ce que je suis ? Une femme ou un homme ? Tu veux savoir ce que j’ai dans le pantalon ? Tout ce que tu devrais savoir : JE SUIS UN ETRE HUMAIN. »

 

Première et deuxième génération – Qu’est-ce qui sépare, qu’est ce qui crée du lien ?

La coopération entre Mala, Sadiqa, Oumaima et Louna montre comment la communauté marocaine queer se connecte à travers les générations. Alors que les commissaires sont arrivées en Europe à l’âge adulte, Louna, elle, a grandi en Allemagne. Cependant, la coopération entre les différentes communautés n’est pas aussi simple.

Crédit photo Anna Wyszomierska

Oumaima a souvent l’impression de ne pas appartenir à la scène migrante-queer en France : « La différence est que les activistes vivent souvent en deuxième ou troisième génération issue de l’immigration. Certes, il subsiste des points de convergence thématiques, à titre d’exemple la migration et le racisme. Cependant, la plus grande différence est le passeport français. Par ailleurs je connais mieux les tenants et les aboutissants au Maroc en comparaison avec les gens qui ont grandi en France. Mais nous essayons toujours de construire des ponts. »

Mala considère l’évènement berlinois comme un tel pont – la communauté marocaine s’est réunie, qu’elle soit queer ou non, issue de la première ou deuxième génération ou seulement de passage en Europe : « Queer Revolution Morocco rassemble beaucoup de personnes de la deuxième génération. Ils.Elles sont des Marocain.es authentiques. Ce n’est pas parce que quelqu’un vit dans la diaspora qu’il est moins marocain, même s’il n’a jamais été au Maroc et ne parle pas la darija », dit Mala. « Nous devrions mettre fin au fait de mettre les gens dans des cases. C’est pour cela que Queer Revolution Morocco est le rêve de la communauté – tou.s.tes ensemble, sans logique d’exclusion binaire. Nous sommes tou.s.tes victimes de l’oppression! »

 

Activisme entre l’Europe et le Maroc

Les trois commissaires de la manifestation, Oumaima, Mala et Sadiqa, s’engagent à travers leur art dans le contexte européen et essaient par la même occasion d’appuyer la communauté au Maroc.

Crédit photo Anna Wyszomierska

Oumaima a fondé au Maroc une organisation féministe, Nassawiyat. Elle déclare : « Mon travail est centré sur le Maroc, normalement je fais beaucoup d’allers-retours. Pendant le confinement, nous avons fait beaucoup de travail de sensibilisation, rédigé des déclarations et nous avons étoffé notre présence sur les réseaux sociaux. Par conséquent, peu importe que je sois en France ou au Maroc. L’aide pratique comme l’aide au logement a été plus compliquée pendant le confinement, mais il existe sur le terrain des réseaux avec lesquels nous collaborons. »

Mala en revanche s’ancre fortement dans le contexte néerlandais et s’engage dans le mouvement queer et le mouvement antiraciste. Il considère l’art de la performance également comme « l’art du lieu » : « Le contexte fait de notre art ce qu’il est – je ne sais pas ce que serait mon art si je n’avais pas quitté le Maroc. Par ailleurs, de nombreuses questions comme le racisme et le slut-shaming sont tout aussi présentes en Europe qu’au Maroc. L’avantage de vivre aux Pays-Bas est que je peux devenir la voix d’autres personnes qui ne se font pas entendre. Nous pouvons dire ce que d’autres ne peuvent pas dire. Cela fait une grande différence. »

Le Maroc reste cependant le point de repère le plus important pour les trois. Oumaima martèle : « Nous sommes un mouvement radical qui aimerait regagner notre propre héritage. Nous ne sommes pas une conjuration occidentale, nous nous battons pour notre patrie. » Mala complète : « Nous nous battons aussi en faveur de la décolonisation et de la maghrébinisation du mouvement queer. »

Ceci implique de mettre en exergue différents aspects de(s) (l’)identité(s) marocaine(s) comme le mouvement des amazigh ou encore la foi musulmane. Aussi bien Mala que Sadiqa décrivent comment la réconciliation de l’identité d’une personne avec sa religion est une partie du processus de guérison. Sadiqa le résume dans la chanson rap « Sawet El Queer », déjà mentionnée : « Fuck off ! Ma foi est quelque chose de personnel entre moi et mon créateur. Je sais qu’il m’aime et c’est tout ce qui compte… Adam et Eve n’étaient pas sa seule création – il a aussi créé cette fascination queer. »

 

Espoir pour le Maroc

La vision de l’engagement des artistes est un Maroc où ils.elles seraient reconnu.e.s avec leur identité et leur art. Réfléchir ensemble à la manière d’y parvenir est une partie importante du travail de Queer Revolution Morocco.

Crédit photo Anna Wyszomierska

Mala travaille en ce moment sur une nouvelle performance : « Il s’agit de mon combat contre la dépression – en tant qu’être humain marocain, musulman et non binaire. Je suis en train de me guérir de mon traumatisme. Nous avons besoin au Maroc d’un processus collectif. Guérir du colonialisme, mais aussi de la réalité violente. Tout ce qui est personnel est politique et la libération de la communauté queer est une libération pour tou.s.tes les Marocain.es.

Cependant, outre les tabous et les traumatismes sociaux, il y a aussi des problèmes pratiques qui doivent être abordés. Oumaima souligne qu’il existe un problème général d’accès à l’art. Il n’y a pratiquement pas d’espaces pour les artistes alternatifs et les espaces d’art existants sont difficilement accessibles au grand public.

Néanmoins, Oumaima est confiante : « En fait, je n’ai jamais essayé, mais il serait peut-être aujourd’hui possible d’exposer mes photographies au Maroc ! » Son rêve est de mettre en place un programme comme celui de Berlin au Maroc. Mala croit fermement qu’à un moment donné les performances seront aussi possibles là-bas : « Quand je me sentirai en sécurité, j’y retournerai. Je n’ai pas peur de l’avenir ! »

D’ici là, Mala, Sadiqa et Oumaima continueront à se produire sur les scènes européennes. Leurs représentations à Berlin ont été un succès complet, à la fin de la soirée, il y a eu des applaudissements enthousiastes et l’équipe a célébré la fin du festival avec les visit.eurs.euses.

Clara Taxis

À lire en version originale allemande ici.

Clara Taxis a fait ses études en migrations internationales et relations interculturelles et en sciences politiques. Elle travaille sur la société post-migrante, la migration et la liberté de mouvement dans la région méditerranéenne. Elle est membre de l’association Dis:orient depuis 2018.


* Toutes les photos sont tirées de la  performance « Decolonizing Queer – A Moroccan Sex Worker’s Perspective »

11 avril 2021