Les difficultés (et procédés) de traduction dans le secteur de la recherche littéraire
En 2015, la revue académique en ligne Arabian Humanities a publié un article de Katherine Hennessey intitulé « Mettre en scène la révolution : le théâtre du “Printemps arabe” yéménite », à travers lequel elle analyse quatre pièces de théâtre contemporaines du Yémen et leurs relations avec les troubles politiques du début des années 2010.
Le romancier et dramaturge yéménite reconnu Wajdi Al-Ahdal, dont la pièce satirique A Crime on Restaurant Street figure dans l’article, a incité Hennessey à faire traduire celui-ci en arabe. Mais il s’est avéré compliqué de trouver le bon traducteur pour cette tâche. La version arabe de l’article, traduite par Abdulkader Abdulkader, a été publiée il y a seulement quelques semaines.
Ci-dessous, Abdulkader, Al-Ahdal, Hennessey et le rédacteur en chef d’Arabian Humanities, Laurent Bonnefoy, s’interrogent sur les bienfaits et les difficultés de la traduction des recherches littéraires et d’autres travaux académiques ainsi que sur le type de débats interculturels auxquels la traduction pourrait donner naissance.
Katherine, selon vous, en quoi consistent les problèmes de transmission/diffusion des études sur la littérature arabe ? Que pourrait faire ou permettre la traduction ?
Katherine Hennessey : Excellentes questions. Mais avant d’y répondre, j’aimerais souligner que le Yémen est en proie à une crise humanitaire majeure, ou plus précisément à des crises, causées non seulement par la nature violente et destructrice de l’insurrection houthiste et de l’intervention militaire menée par l’Arabie saoudite, mais aussi par la pandémie du COVID-19 et d’autres urgences sanitaires, par le taux de précarité et d’analphabétisme tristement élevé, par l’insécurité alimentaire et la diminution des ressources en eau ainsi que par les menaces récurrentes de terrorisme, d’extrémisme et de division nationale. Et je sais que certains se demandent « comment pouvez-vous parler d’art, de littérature ou de théâtre alors même que le Yémen souffre de ces conditions terribles ? » Je n’ai absolument pas l’intention de dépeindre une vision idyllique de la vie au Yémen à travers ce débat ; ses habitants doivent faire face chaque jour à des souffrances inimaginables pour la plupart d’entre nous, qui n’y vivons pas.
Mais les artistes yéménites surmontent ces difficultés. Ils écrivent des poèmes et des pièces de théâtre, peignent des fresques et cherchent à créer quelque chose de beau parmi la laideur et la destruction. Et cela mérite également d’être relevé. Un tel courage devrait être célébré en arabe, en anglais et dans toutes les autres langues parlées par les humains.
Maintenant, pour répondre à votre question au sujet des obstacles à la traduction des recherches de l’anglais vers l’arabe et inversement, je dirais que l’un des plus gros soucis repose sur des questions pratiques : la traduction est une forme de travail intellectuel et artistique et devrait être dûment rémunérée. Pourtant, la production d’études n’est pas véritablement indemnisée, elle est considérée comme partie intégrante du métier de chercheur. Et si un article de recherche ne génère aucun revenu ou indemnisation, je vois difficilement comment trouver les ressources nécessaires à la traduction de cet article.
Le deuxième obstacle survient lorsque l’on présume que les chercheurs ont accès aux documents académiques écrits dans d’autres langues. Par exemple, nombreux sont ceux qui pensent que l’anglais est omniprésent dans le domaine académique et que tout chercheur digne de ce nom a accès aux documents écrits en anglais et peut les comprendre. Dans ce cas, pourquoi s’efforcer de traduire un texte en arabe ?
Mais je pense que toutes les parties concernées par ce débat s’accordent à dire que les présomptions de ce genre posent problème : elles se limitent aux anglophones et sont particulièrement élitistes. Ceux d’entre nous qui s’intéressent au Yémen connaissent les conséquences de ces croyances dans un tel contexte. Quand je vivais à Sanaa, j’allais régulièrement discuter avec des chercheurs yéménites qui n’avaient jamais été assez exposés à l’anglais pour lire un texte académique avec aisance. En revanche, certains d’entre eux, en particulier ceux qui ont connu l’ancienne République démocratique populaire du Yémen, qui ont fait leurs études en URSS et dans le bloc soviétique, savent lire des recherches écrites en russe, par exemple, bien plus facilement qu’en anglais.
Pour finir (non pas que ce soit le dernier obstacle, mais du moins ce sera le dernier que j’aborderai pour l’instant), les articles académiques sont connus pour être denses et difficiles à lire : il faut donc un traducteur spécialisé et talentueux, quelqu’un qui a des facilités exceptionnelles dans les deux langues, pour traduire convenablement un article. J’ai eu beaucoup de chance lorsqu’Abdulkader a accepté d’accomplir ce travail, car il l’a fait avec grand soin et discernement.
Mais si nous parvenons à surmonter ces obstacles linguistiques et pratiques, alors, comme pour d’autres types de traductions, celui des recherches pourrait aider les locuteurs de la langue source comme de la langue cible à trouver de nouveau contacts, engager de nouvelles discussions, concevoir de nouveaux modèles et percevoir les choses différemment. À titre personnel, j’ai trouvé fascinant de découvrir comment cet article était compris en arabe et j’ai appris beaucoup de mes conversations avec Abdulkader sur la meilleure façon de traduire certains mots et certaines phrases. Nous avons également été confrontés à des problèmes inattendus : par exemple, j’ai dû traduire plusieurs textes et extraits de pièces de théâtre de l’arabe vers l’anglais pour écrire cet article, que l’on a dû retraduire dans la langue originale à cause des restrictions liées au COVID. En temps normal, j’aurais simplement récupéré les enregistrements des spectacles et mes exemplaires des textes tels que Sa‘id Aulaqi’s Seventy Years of Theatre in Yemen dans la bibliothèque, mais la tâche était plus difficile puisque je ne pouvais pas y accéder ! Cela dit, si des chercheurs sur le théâtre arabe lisent la traduction et la trouvent intéressante au point de me contacter pour débattre avec moi, alors cela en aura valu la peine.
Abdulkader, pour quelle raison vous êtes-vous intéressé à ce projet ? Selon vous, quelles sont les lacunes en traduction de la critique et des recherches littéraires ? Quels sont les effets de ces lacunes ? Que peut-on ou devrait-on faire pour y remédier ?
Abdulkader Abdulkader : Le projet m’intéressait tout particulièrement en raison de mes origines syriennes, puisque l’on retrouve les mêmes avantages et difficultés engendrés par les Printemps arabes au Yémen et en Syrie. J’ai trouvé que l’article reflétait les nombreuses questions auxquelles je tente de répondre depuis cette période.
Quant aux difficultés qui surviennent lorsque l’on traduit des critiques littéraires, je peux les classer en deux catégories : théoriques et pratiques. En ce qui concerne la première, pour commencer, il est nécessaire de distinguer les genres littéraires. Ensuite, il faut prêter attention au style en plus du sens. Et enfin, le traducteur est responsable vis-à-vis de l’auteur, du texte et des lecteurs.
Puisque la traduction littéraire englobe une grande variété de textes, du théâtre à la poésie et aux médias en passant par la prose, il faut absolument distinguer les différents genres littéraires. Lorsque nous traduisons un genre spécifique, nous devons utiliser un style précis, souligner différents éléments : par exemple, la terminologie, la grammaire, la littéralité, la ponctuation, la cohérence, parmi tant d’autres. Quand nous traduisons une pièce de théâtre, par exemple, nous devons nous concentrer sur les dialogues, qui doivent être simples et paraître naturels. Pour la traduction de la prose, l’on s’attend à des phrases complètes organisées en paragraphes. La poésie regorge d’images et de métaphores et se préoccupe peu de l’exactitude des phrases. En tant que traducteur, si je devais choisir entre la traduction littérale d’une phrase et une traduction plus poétique et stylistique, plus éloignée du sens littéral mais plus adaptée à ma vision du style de l’auteur, je choisirais probablement celle dont le sens se rapproche le plus du style de l’auteur.
Le traducteur a une triple responsabilité, vis à vis de l’auteur, du texte et du lecteur, à un degré différent selon le genre traduit. Ce lien tridirectionnel est en général plus marqué avec les œuvres non fictionnelles, comme les journaux et les témoignages, qu’avec les œuvres de fiction, comme les romans et les nouvelles. J’ai l’impression d’avoir plus de liberté quand je traduis de la fiction que lorsque je traduis des études ou des essais.
En ce qui concerne les problèmes pratiques, ils sont liés à des situations précises. Dans mon cas, j’ai eu beaucoup de mal à avoir accès aux documents originaux à cause des restrictions imposées par le confinement à cause de la pandémie du Coronavirus. Ça a retardé la date prévue pour le rendu de la traduction.
Laurent, que pensez-vous de la diffusion et de la traduction des textes provenant d’autres domaines que la littérature et la critique littéraire ? Quels pourraient être les effets d’une augmentation des traductions ?
Laurent Bonnefoy : Notre journal, Arabian Humanities, est une revue scientifique trilingue, en accès libre et évaluée par des pairs, qui publie des articles et des documents axés sur la péninsule arabique dans de nombreuses disciplines, de l’archéologie aux sciences politiques. Il a été créé il y a presque dix ans pour donner suite à Chroniques yéménites, le journal du CEFAS, qui était alors situé à Sanaa et qui venait d’être renommé Centre français de recherche de la péninsule arabique (CEFREPA). L’institut se trouve aujourd’hui au Koweït mais couvre l’intégralité de la région. Moi, je travaille à Mascate.
Dès le départ, Arabian Humanities s’est employé à publier des études en arabes comme en anglais et en français. Il est vrai que nous avons probablement moins de textes en arabe que dans les deux autres langues, mais les choses changent. Premièrement, le journal traduit systématiquement en arabe tous les abstracts des articles. Les derniers numéros incluent au moins un article en arabe. L’équipe éditoriale considère qu’il est fondamental de permettre l’accès à nos productions aux sociétés sur lesquelles nous, les chercheurs, travaillons. C’est une question éthique. Il est important d’encourager les travaux menés par des chercheurs de la péninsule et de les rendre accessibles à l’ensemble de la communauté scientifique. En parallèle, nous nous sommes consacrés à la traduction des publications en arabe vers le français et l’anglais, dont plusieurs œuvres de littérature yéménite contemporaine. Naviguer entre ces trois langues, avec chacune ses atouts et ses contraintes, répond à une nécessité.
Katherine Hennessey : Donc si l’argent, le temps et l’expertise n’étaient pas un problème, Laurent, est-ce que vous souhaiteriez voir d’autres articles d’Arabian Humanities traduits en arabe ? Ou des articles en arabe traduits pour un lectorat anglophone ?
Laurent Bonnefoy : Beaucoup d’articles mériteraient d’être traduits, pas seulement en arabe mais aussi en anglais. D’après moi, nombre d’œuvres très intéressantes sont restées invisibles pour mes collègues chercheurs, en particulier ceux qui utilisent couramment ou fréquemment l’anglais. Je trouve ça dommage que l’on ignore souvent l’existence de brillantes contributions. Je pense notamment à un travail fascinant de mes collègues François Burgat et Muhammad Sbitli publié en français il y a quinze ans sur le mouvement salafiste au Yémen. Il aurait été vraiment intéressant de faire naître le débat parmi les chercheurs arabophones et ceux qui n’ont pas accès au français.
Je pense également que le format des critiques littéraires les rend faciles à traduire, puisqu’elles donnent une idée des sujets débattus, publiés et étudiés dans la communauté internationale de chercheurs au lectorat arabophone. L’une des façons originales de contourner les nombreux obstacles qui persistent serait de faciliter l’accès aux contributions publiées en arabe grâce à des critiques littéraires en anglais.
Wajdi, pourquoi vouliez-vous que l’article de Katherine soit traduit en arabe ?
Wajdi al-Ahdal : J’ai trouvé que l’article de Katherine était d’une importance capitale pour comprendre l’impact du théâtre yéménite sur son public. Je me suis également fait la remarque que je n’avais jamais encore lu ce type d’article analytique en arabe.
Les articles écrits en arabe sur le théâtre du Yémen sont très rares et, malheureusement, la plupart sont limités. J’ai pensé qu’une traduction du travail de Katherine pourrait servir aux critiques yéménites, comme modèle pour comprendre comment écrire des articles plus analytiques sur le théâtre du Yémen.
À titre personnel, en tant que dramaturge, son travail m’a aussi beaucoup apporté et je pense que lorsque j’écrirai ma prochaine œuvre théâtrale, je garderai à l’esprit les conclusions qu’elle a tirées dans son article.
Katherine Hennessey : L’une des choses que j’ai toujours trouvées gratifiantes en écrivant sur le théâtre du Yémen, c’est la générosité intellectuelle des dramaturges yéménites : ils sont toujours prêts à se livrer à des conversations profondes sur le sens de leurs œuvres, sur leurs objectifs artistiques, sur leurs espoirs pour l’avenir. Wajdi lui-même est un maître en la matière. Il est injuste que ces discussions et ces réflexions ne paraissent qu’en anglais, une langue que certains de ces dramaturges trouvent difficile d’accès, et pas en arabe.
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Le traducteur Abdulkader Abdulkader a obtenu sa licence en lettres à l’université d’Alep en 2000, son master en linguistique appliquée à l’université de Durham en 2003, et son doctorat en sociolinguistique à la Cardiff Metropolitan University en 2009. Aujourd’hui, il enseigne au département d’anglais de l’université d’Alep. Vous pouvez le contacter à l’adresse suivante : abdulkader@doctor.com
Wajdi al-Ahdal est un romancier, dramaturge et scénariste yéménite célèbre, il a notamment écrit Saghira’s Laws, qui a été traduit récemment. En 2002, son roman Mountain Boats a suscité la controverse au Yémen, le forçant à se réfugier à Damas jusqu’à ce que Günter Grass intervienne en sa faveur. L’œuvre d’Al-Ahdal existe en italien (A Donkey Amidst the Music, traduit par Francesco de Angelis devient Un asino tra i suoni), français (Mountain Boats, traduit par Sarah Rolfo devient Barques de montagnes) et en anglais (A Land Without Jasmine, traduit par William M. Hutchins, qui a remporté le Prix Banipal de traduction littéraire en 2013).
Laurent Bonnefoy est chargé de recherche au CNRS dans le secteur des sciences politiques. Il est rédacteur en chef d’Arabian Humanities, journal académique en libre accès et examiné par des pairs, publié par le CEFREPA (Centre français de recherche de la péninsule arabique). Il est l’auteur de nombreux ouvrages collectifs et monographies, notamment Salafism in Yemen (Hurst and Columbia UP, 2011) et Yemen and the World: Beyond Insecurity (Hurst and Oxford UP, 2018).
Katherine Hennessey est professeure d’anglais à l’American University of Kuwait, l’auteure de Shakespeare on the Arabian Peninsula (2018), la réalisatrice, avec Amin Hazaber, du court-métrage Shakespeare in Yemen ; elle est également traductrice de littérature yéménite. Elle a notamment travaillé sur The Colonel’s Wedding (2019) de Wajdi al-Ahdal. Katherine Hennessey a vécu à Sanaa de 2009 à 2014 et publié une grande quantité d’articles sur les spectacles au Yémen et dans le Golfe. Elle a récemment réalisé un stage de recherche d’un an sponsorisé par le National Endowment for the Humanities.
Article de mlynxqualey paru dans ArabLit le 27 mai 2021, à lire en anglais ici
Traduit de l’anglais par Marine Madani