Anne des Aït Bouguemez, tisseuse de lien
Anne Alaime est citoyenne belge installée dans la vallée des Aït Bouguemez depuis 2012. Au sein de la nouvelle coopérative La Maison du Berger, elle mène un travail pionnier pour la préservation du cheptel du Haut Atlas central, aujourd’hui en voie de disparition. L’objectif ultime : produire une laine locale à utiliser dans l’artisanat.
Anne est une femme heureuse et occupée. Entre la gestion de la maison d’hôtes qu’elle a créée à Aït Bouguemez (400 km au sud de Casablanca) avec son mari Ali et ses déplacements à Azilal, ses journées sont chargées. Elle est souvent sur les routes et les pistes de cette zone majestueuse de montagne.
Un filage naturel et rare
Elle nous donne rendez-vous à 21 heures. Après une longue journée passée à accomplir des tâches administratives à Azilal pour la coopérative dont elle est membre, elle nous reçoit dans son gîte. Cette psychothérapeute de profession trouve toujours du temps pour évoquer sa passion pour la Vallée heureuse : « Dans cette région, il y a des choses qui se perdent mais qui méritent d’être préservées et racontées, c’est un patrimoine des gens », lance Anne avec détermination. Cette volonté fait face à des réalités socio-économiques où la pauvreté et l’isolement sévissent : « La population a faim, mais paradoxalement, il y a du tourisme et un vrai potentiel naturel », note-t-elle avec agacement. Depuis une décennie, elle n’a cessé de poser ces questions : « Comment rendre aux gens leur patrimoine ? Et comment préserver cette région unique ? »
Pour y apporter des réponses, Anne mène un travail quotidien qui combine le développement économique et un projet d’élevage durable. « J’ai choisi de travailler à préserver une race locale de brebis, appelée la Tiraline. Notre objectif est d’améliorer naturellement la qualité de la viande et des intrants dans l’artisanat », espère-t-elle. La laine produite par cette race a une fibre longue et claire. « Elle nous permet un filage très fin, ce qui n’est pas obtenu avec un autre filage qui provient de races croisées comme ceux du Timahdit ou du Sardi », explique-t-elle. Et de marteler son message comme un sacerdoce : « Si on perd cette race, c’est tout un savoir local unique que nous perdons de façon irrémédiable ». Ce projet est né d’un rêve…
Préserver le patrimoine local
Anne fait son premier voyage au Maroc en 2009. « J’étais fortement interpellée sur la manière d’être et l’enracinement de la population. Les gens ont quelque chose de noble », se rappelle-t-elle. Cette première rencontre avec le Maroc se prolonge par plusieurs déplacements notamment chez les Aït Atta.
Puis, « une des personnes que j’avais rencontrée m’a confié son rêve de devenir berger. Je l’ai aidé à acheter ses premières chèvres. Je me suis retrouvée au Souk d’Ait Bouli à chercher des chèvres pour ce jeune homme. Puis je me suis passionnée pour ce cheptel. »
Anne constitue un troupeau de 180 chèvres de robes différentes et issues de toute la vallée des Aït Bouguemez. « C’est à partir de ce moment que je me suis intéressée aux races de chèvres et de brebis », se remémore-t-elle de ses débuts dans le monde de l’élevage.
Après quelques recherches, elle découvre les spécificités de la race de la région : « J’ai découvert que la brebis des Aït Bouguemez et du Haut Atlas était agile, petite de taille, adroite, qu’elle mange peu et porte une toison très intéressante pour l’artisanat local », explique-t-elle. À partir de ce moment, l’idée de préserver, étudier et transformer ce savoir local germe dans la tête de cette Belge adoptée par les villages du Haut Atlas central.
Travail scientifique
Anne passe à la vitesse supérieure. « J’ai pris contact avec l’Institut agricole vétérinaire Hassan II (IAV) pour voir les possibilités de travailler ensemble sur la reconnaissance de la race Tiraline et sa préservation, et ainsi éviter son extinction », détaille-t-elle.
Il s’agissait de reconnaître cette variété locale utilisée par les nomades lors de leur transhumance jusqu’en terre d’été des Ait Atta. Ces derniers l’appelaient Tilli. Une race de brebis à tête marron qui a fait le bonheur des éleveurs sur les Monts de Mgoun et de Tabant. Le travail avec l’IAV Hassan II permet en ce moment d’aider à reconnaître le profil génétique particulier qui se raréfie de cette race.
Plusieurs étudiants ingénieurs de l’IAV sont venus en voyage d’étude dans la région. Ils ont fait un état des troupeaux à la vallée, des manières de compléter les élevages caprins et ovins et des caractéristiques du mouton de montagne. Elle nous raconte son voyage pastoral à la recherche des perles rares : « Avec des étudiants, j’ai fait le tour de la vallée. Sur 6 000 chèvres, brebis et moutons, nous avons sélectionné un troupeau d’environ 40 animaux qui pourront se reproduire pour nous donner la meilleure laine possible issue de la région », souhaite-t-elle.
La fierté des premiers filages
Anne se lève pour montrer avec fierté et émotion les premières pièces produites par la laine locale. Moment de joie et de fébrilité. Elle sort délicatement quelques tapis. Elle nous raconte le processus de production de ces pièces : « Dès l’an dernier, j’ai cherché les rares femmes du village encore en mesure de faire des tissages locaux. Je leur ai demandé de faire des essais sans contrainte de temps », relate-t-elle. Anne prend dans ses mains les tapis qu’elle nous montre, comme un trophée de plusieurs années de labeur : « Nous avons obtenu les premières productions de tissages fins et moyens, et une reproduction d’un tapis ancien. Ce sont des pièces uniques par leur qualité et font partie du terroir local », se réjouit-elle. Le but est de pouvoir en faire une commercialisation dans un futur proche.
Pour y arriver, la coopérative s’est constituée. Elle se compose de dix coopérants : quatre tisseuses, une agricultrice (Anne), un tricoteur, un apiculteur et un détenteur de patrimoine, qui est propriétaire avec sa famille d’une Kasbah. Après une année de travail, la coopérative La Maison du berger démarre sa production. Petite en volume, grande en espoir…
Salaheddine Lemaizi
ENASS.ma
Ce reportage a été réalisé dans le cadre de MediaLab Environnement, un programme conçu par CFI financé par le Ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères. MediaLab Environnement s’inscrit dans la stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme.
Journaliste basé à Casablanca, Salaheddine Lemaizi travaille sur les thématiques de justice sociale et environnementale. Il est lauréat de plusieurs prix au niveau national et international, dont le Migration Media Award en 2017. Il est président du Réseau marocain des journalistes des migrations (RMJM). En 2021, il a cofondé le média indépendant en ligne Enass.ma. Il a contribué aux ouvrages collectifs parus chez EN TOUTES LETTRES, Migrations au Maroc : l’impasse ? (2019) et Maroc : justice climatique, urgences sociales (2021).