Dans le cyclone des souvenirs
Le dernier roman de Mia Couto est une somptueuse réflexion sur la mémoire, entre oublis et réécritures.
Ce sont les poètes qui parlent avec les ombres, avertit le portier de la salle des fêtes de Beira, en demandant à Diogo Santiago de lui dédicacer le livre de son père. De retour dans sa ville natale de Beira, sur la côte mozambicaine, en 2019, pour un colloque à l’université, ce professeur de lettres, venu « faire le deuil de [ses] parents »,est rattrapé par le passé qu’il fuyait. Une femme, Liana Campos lui remet des documents qu’elle tient de son grand-père, ancien membre de la PIDE, la police politique du Portugal fasciste qui colonisait alors le Mozambique. Quarante ans plus tôt, ces documents ont été présentés au procès de son père, Adriano Santiago, le grand poète révolutionnaire, qui a témoigné d’un massacre commis par les Portugais à l’encontre de la population d’Inhaminga, en représailles à une action du Frelimo, le Front de libération du Mozambique. Au large des côtes, un cyclone se prépare…
Liens, détours et autres pièges
D’emblée, le ton est aux mises en garde – moins pour se prémunir de la tempête de ce que les recherches pourraient rouvrir. Mia Couto, qui a reçu en 2013 le prix Camoes pour l’ensemble de son œuvre, nous entraîne sur les pas de Diogo Santiago et de Liana Campos, lui pour se « libérer de cette époque qui [l]’empêche d’exister » et retrouver Sandro, son « cousin » mystérieusement disparu, elle pour retrouver son passé, notamment sa mère, Almalinda, dont la beauté défiait l’ordre raciste, colonial et puritain d’alors. Aux recherches et aux souvenirs de ces deux personnages, s’ajoutent, dans une construction virtuose, les lettres du poète, les témoignages enregistrés par la police politique, les confessions d’un prêtre et d’un pêcheur, etc. Aux papiers se mêlent les ombres de Sandro et d’Almalinda, aux vies mêlées de mensonge et de mort, de non-dits et de secrets, à la fois clefs et boussoles de cette histoire à mille voix, où il n’est finalement question que de brouillage, de copie, de falsification, où aux pièces manquantes succèdent des récits interrompus, des rêves, des encres qui déteignent, des papiers qu’on déchire pour que leur contenu n’ait jamais existé… Benedito, l’ancien serviteur de la famille, dit à Diogo Santiago : « Je ne partage pas ton désir de rendre visite au passé. Nous deux, cher Diogo, vivons dans des sens opposés. Tu veux te souvenir. Et moi je veux oublier. »
Mais, tout en brossant un tableau glaçant du monde colonial, auquel a succédé un monde glaçant d’une autre manière, c’est moins d’oubli que nous parle Mia Couto, que de la fiction. Derrière Adriano Santiago, il nous suggère que « les souvenirs deviennent dangereux quand nous cessons de les falsifier ». Il questionne sans cesse ce qui fait frontière, norme, socle quand tout s’interpénètre. En contrepoint, il souligne ce qui résiste : les préjugés, l’absence de lucidité sur le nécessaire lien entre la lutte antifasciste et la lutte anticoloniale, mais aussi les cicatrices, la folie, « parfois le seule remède », les profondeurs abyssales de la solitude et de l’être. La seule cartographie qui en vaille la peine. Avec la poésie, « langue antérieure à tous les mots ».
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Cartographie des absences
Mia Couto, traduit du portugais (Mozambique) par Elisabeth Monteiro Rodrigues
Métailié, 352 p., 290 DH