Tarz : la puissance d’invention
Le catalogue de l’exposition qui a eu lieu au musée d’Angoulême retrace une passionnante histoire de la broderie marocaine, entre histoire de l’art, anthropologie et esthétique.
La broderie, c’est le rêve, nous explique en ouverture de ce beau livre la conteuse Halima Hamdane, dans une délicieuse nouvelle intitulée « Le rêve brodé ». Au Maroc, il n’y a pas un mais mille et un arts de la broderie, selon les villes : à Fès, les motifs géométriques monochromes d’une grande élaboration ; à Rabat, « l’exubérante végétation » ; à Salé, les imposantes compositions architecturales ; à Tétouan, les tulipes, jacinthes et églantines d’inspiration ottomane, greffées sur la trame hispano-mauresque ; à Chefchaouen, le clin d’œil à l’enluminure et à la mosaïque que fait l’alliance entre flore et géométrie ; à Azemmour, le bestiaire fantastique qui évoque l’art byzantin… Un art « spectaculaire », témoin d’une histoire riche et ancienne. Au point qu’il a été instrumentalisé comme « accessoire théâtral du spectacle colonial », rappelle l’historien d’art Rémi Labrusse. « Au cœur de la modernité s’est déployée une fascination pour la puissance d’invention artistique propre à la rationalité, dès lors qu’on découvrait celle-ci ancrée dans les couches profondes de la gestualité humaine. L’idée d’une intelligence spécifique de la main, magistralement mise en œuvre par la culture populaire artisanale, a nourri l’espoir de faire obstacle aux processus de déshumanisation suscités par les dispositifs industriels – avec leurs corrélats immédiats dans la désagrégation de la subjectivité, donc du sens artistique ».
Tisser des liens sociaux
L’exposition qui a eu lieu en 2022 au musée d’Angoulême présentait la collection réunie par Prosper Ricard, un des acteurs des politiques de patrimonialisation, qui avait constitué des musées à Fès, Meknès et Marrakech, publié une abondante documentation sur le sujet, et qui souhaitait « contrer la tendance qui était tournée vers un “faux exotisme”, purement fantasmé par les Occidentaux », en créant un « art authentique ». L’exposition se construisait surtout avec l’artiste et designer Fatima Lévèque, qui travaille en lien avec des ateliers de broderie au Maroc. Le cœur du projet est donc le dialogue entre cette collection ancienne et les créations libres d’aujourd’hui.
Le livre rassemble d’abord les contributions d’une dizaine de chercheur.es sur la place du tissage chez les Amazighes, sur l’économie de la broderie et le statut du travail de broderie, passé « d’une activité domestique inhérente à une éducation féminine “correcte” » à un travail, moteur de développement économique encouragé par l’INDH et très présent sur les plateformes de vente en ligne. « Écriture féminine », la broderie est aussi analysée comme un langage symbolique, présent du berceau à la tombe, et au cœur des rituels du mariage. Dans une seconde partie, les auteurices identifient les spécificités historiques et stylistiques de chaque ville. Enfin, Fatima Lévèque liste les points (natté, aleuj, bouclette, étoilé, tsel, mterrah) et présente sa marque, La Métisse, où elle « tisse le lien avec ses montagnes du Moyen-Atlas, brode les signes, lie les étoffes et colore les jours ». Elle raconte surtout le travail qu’elle réalise sur la filière laine dans le Moyen-Atlas, pour valoriser le travail des tisseuses.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Tarz, broder au Maroc, hier et aujourd’hui
ss. dir. Rémi Labrusse, Fatima Lévèque et Émilie Salaberry-Duhoux
Skira, 224 p., 450 DH