Bilan avant gentrification
Nostalgique et attentive aux histoires plurielles, l’artiste visuelle franco-marocaine Souki Belghiti retrace l’histoire sensible du Marché Central de Casablanca.
Depuis 1917, le Marché Central est un lieu de mémoires qui s’entremêlent. Celle de l’exode rural. Celle de la colonisation. Celle de la Résistance. Pendant plusieurs mois, Souki Belghiti en a collecté les traces, lors d’une résidence au centre culturel Central 88, lors de longues discussions avec les commerçants de toutes les générations. Dans ce zine documentaire, la lauréate de l’école Louis Lumière, section cinéma, restitue un siècle d’histoire par touches et fragments. Ses photos captent les reflets, les ombres et les lumières, le détail d’un rayon de soleil dans une flaque, les outils de travail, un diable, une balance, la disposition de bidons sur une étagère. L’artiste est attentive aux mains – plus qu’aux visages. Il s’en dégage une simplicité et une nostalgie émouvantes.
Les fantômes du passé
La nostalgie semble être le maître mot de ce lieu paupérisé, dont la future rénovation laisse présager une gentrification quasi certaine. Souki Belghiti recherche les échos entre le passé et l’actualité et a trouvé dans les témoignages des « résonances très actuelles » – en particulier sur les comportements des gens. Si son documentaire porte sur un lieu, le cœur de son sujet est l’humanité qu’il abrite. À travers sa dimension sociale : autrefois, le Marché Central était fréquenté par des Européens fortunés et les commerçants y étaient surtout juifs. Puis il y a eu les travailleurs venus de la campagne, fuyant la famine et l’arbitraire d’un caïd. « Il y a beaucoup de précarité au Marché Central », relève-t-elle, mais une « grande capacité à faire société ». Elle évoque la figure de l’amine de chaque corporation, garantissant la paix sociale. L’humanité l’intéresse aussi à travers sa dimension psychologique. Au sujet de l’attentat du 25 décembre 1953, quand une bombe explose dans l’allée des bouchers en protestation à la mise en place du sultan fantoche, elle remarque la position des résistants et le silence des plus nantis craignant de perdre leurs acquis. « C’est toujours les innocents qui paient », rappelle Latefa, une commerçante qui a connu cette époque.
Le Marché Central, c’est aussi les fantômes : « les présences sont coriaces mais protectrices aussi ». « Puisse notre entente avec nos fantômes être aussi cordiale », souhaite l’artiste, en butte aux aléas incompréhensibles des enregistrements. Ce sont les souvenirs marquants : la banane à 40 francs pièce, les commandants de bateaux venant chercher fleurs et fruits exotiques pour leurs femmes. Ce sont enfin les ombres d’un présent peu assuré : avec le déplacement du marché de gros, l’apparition des supermarchés dans les années 1980 et plus récemment la suppression des parkings avec l’aménagement du tramway, les commerçants s’inquiètent pour leur gagne-pain, peu se sont mis aux plateformes de vente en ligne. Le déclin engendre regrets et nostalgie. Ce zine invite à ne pas considérer ce lieu dans son seul potentiel touristique, mais à prendre la mesure de l’enjeu pour celles et ceux qui le font vivre.
Pour découvrir le travail photographique de Souki Belghiti, c’est ici.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Réverbérations. Marché central, histoires de résistance
Souki Belghiti
Éditions Atonale, 26 p., 50 DH