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Le droit de larguer les amarres

Le dernier volet de la trilogie du Pays des autres raconte la troisième génération de la famille Belhaj. Celle qui vit de douloureuses, mais nécessaires, ruptures.

Il a fallu partir. Alors qu’Amine était rentré au pays après la guerre, emmenant avec lui Mathilde, pour dédier leur vie à faire pousser des amandiers dans le sol aride près de Meknès, leurs enfants ont quitté le domaine pour Rabat et New York, puis leurs petites filles partent étudier à Paris, travailler à Londres, dans de grandes villes grises où la chaleur du cocon doré leur manque. Deux générations après l’Indépendance, le Maroc reste « le pays des autres » : il n’est plus celui des colons mais il n’est toujours pas celui des citoyens. Si la répression des années de plomb était à peine une toile de fond dans le deuxième tome, Regardez-nous danserJ’emporterai le feu est un livre sur la nécessité d’aller ailleurs. Pour échapper à l’arbitraire des règlements de compte. Pour vivre sa vie affective et sexuelle sans craindre les estafettes ni le jugement d’une bourgeoisie conformiste – le regard des autres milieux comptant pour néant.

Adieu à l’enfance

Leïla Slimani
Leïla Slimani

Il serait réducteur de lire ce roman qui se lit d’une traite comme une autofiction. « Il faut laisser la vérité aux familles sans imagination », conclut la narratrice, en proie à des pertes de mémoire et de langage, pour qui cette plongée dans les souvenirs familiaux est une forme de thérapie. Leila Slimani retrace l’atmosphère du Maroc des années 1980 aux années 2000. C’est la modernité de Casablanca, les produits importés d’Europe et des États-Unis, les deux guerres du Golfe, la montée de l’intégrisme, l’apparition des paraboles, des premiers téléphones portables… Mais c’est aussi, dans cette famille moderne, la persistance de la logique patriarcale, avec une répartition traditionnelle des rôles dans le couple, le contrôle de la vie des femmes et des filles. Et c’est la peur, diffuse, généralisée. « Tu parles trop, Mehdi. Tu blesses les gens et ça se retournera contre toi », s’inquiète Aïcha, qui élève ses filles comme si elle voulait « des enfants lâches à qui ne viendrait pas l’idée de s’indigner, de se révolter, de parler trop haut. Des enfants dociles avec les puissants, de petites Shéhérazade qui sauraient charmer les tyrans et sauver leur peau. » Pour elle, « se taire parfois c’est résister, c’est refuser de se compromettre ». Alors il y a des îlots où respirer, mais ils sont fragiles, voire trompeurs. On peut manifester, comme contre la guerre du Golfe, mais cela n’aura aucun effet sur les décisions concernant le pays : « Qu’ils crient, qu’ils manifestent, qu’ils disent leur colère puisque après tout, nous sommes un pays libre, presque une démocratie. La rue avec les Arabes et l’élite avec l’Occident. » Le pouvoir a soigneusement veillé à ce que cette dernière justement soit comme une île coupée du monde et travaille pour ses intérêts. Sa pépinière, le lycée Descartes, est « une enclave où une élite élevée à la mode étrangère, dans une langue étrangère, se reproduisait et, totalement dissociée du pays où elle vivait, pourrait dominer sans mauvaise conscience. » Mia et Inès, qui découvrent la misère qui les entoure et prennent conscience de la perte de leur langue paternelle, sont bien moins enracinées que leur grand-mère alsacienne, qui a su à force de travail, tisser des liens avec son entourage et donner une réalité à son « désir d’appartenir, d’être d’ici ».

Dans cette trilogie, Leila Slimani poursuit sa réflexion sur ce qu’est un ancrage. Elle souligne l’ambivalence de la notion, entre chaleur de l’attachement et piège. « Ne reviens pas, dit Mehdi à sa fille Mia. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. » Emporter le feu – l’expression est de Cocteau –, c’est un appel à la passion, à la liberté, à en assumer la dimension dévorante et dangereuse, celle qui exige l’arrachement. « Mon amour, ne transige pas avec la liberté, méfie-toi de la chaleur de ta propre maison », insiste Mehdi, en offrant à Mia le livre de Kundera, La vie est ailleurs. Emporter le feu, c’est savoir se détacher des caisses d’archives, des illusions d’enfant – l’innocence n’existe « que dans les livres » et « croire qu’on pouvait être totalement honnête dans un pays comme le Maroc » suppose beaucoup de naïveté. Emporter le feu, c’est ne conserver que l’intensité de l’amour, car « ce n’est pas vrai que c’est parce qu’on n’aime plus qu’on s’en va. »

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

J’emporterai le feu
Leila Slimani
Gallimard, 432 p., 140 DH

14 mars 2025