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Conscience contre silence

Du 9 octobre 2023 au 24 septembre 2024, l’artiste libanais Mazen Kerbaj a croqué l’actualité de Gaza. Une gifle à ceux qui détournent la tête.

En quatrième de couverture, le dessin d’une petite fille, l’air désemparé : « Je suis la fille de deux dommages collatéraux ». En couverture, ce cri : « Est-ce que vous nous voyez vraiment ? » Et en exergue : « Au futur, qui nous regarde avec incrédulité ». C’est justement contre la sidération que Mazen Kerbaj prend la plume. Sidération contre l’horreur du génocide, mais aussi sidération face au désastre éthique que représente l’absence de condamnation officielle en Europe, et notamment en Allemagne où il vit. Ses croquis, à l’encre, pourraient être autant d’affiches à placarder partout, pour appeler à ne plus se taire.

Chroniquer le génocide

Mazen Kerbaj

« Je ne suis plus qu’un œil sans paupière (et sans voix) », résume un des premiers dessins. On pense tout de suite au poème de Victor Hugo, « La conscience », la fixité du regard disant l’horreur. Le recueil de dessins est sobre, efficace, le trait net. Chaque page s’attache à un objet symbolique. Un sac poubelle, qui surmonte cette légende déchirante : « Je n’aurais jamais cru voir quelque chose de pire que le corps d’un enfant assassiné, jusqu’à ce que je voie la vidéo d’un père transportant les restes de son fils dans un sac poubelle. » Un tatouage, non plus celui qu’on se faisait pour garder le nom de son amoureux mais celui qu’on fait pour qu’on identifie notre corps. Un sac (des centaines de sacs) contenant les corps à identifier. Un téléphone avec ce slogan : « Nous regardons. Ils meurent. » Une télévision éteinte. Le certificat de décès d’un nouveau-né n’ayant même pas reçu d’acte de naissance. Une série de chiffres : le décompte des morts, « déjà obsolète au moment où vous le regardez ». Des symboles Play et Pause pour le « génocide à la demande ».

Le ton est d’une ironie cinglante. Mazen Kerbaj commente, détourne les devinettes, les objets quotidiens, rature et corrige les expressions consacrées, propose des QCM, « pour ou contre le génocide ». Il décrit le mode opératoire criminel sur le ton neutre d’une recette de cuisine. Il choisit des formules brèves et efficaces : « Écrire l’histoire en effaçant la géographie ». Il reprend les phrases, déchirantes, des victimes. Il joue des effets d’écho, de répétition, de la taille de police. L’ensemble est très graphique et déploie les potentialités de l’affiche sur de multiples modes : lire les mots semés dans une page emplie de traits qui symbolisent le nombre de morts, lire le mot génocide en très gros, avec une petite bulle, « et là, vous ne le voyez toujours pas ? ». Mazen Kerbaj fait feu de tous les styles et de toutes les références graphiques, symboliques et historiques pour crier contre le silence assourdissant opposé aux revendications des Palestiniens.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

Gaza
Mazen Kerbaj
Actes Sud BD, 128 p., 210 DH

21 mars 2025