Amour, guerre, exil
Voix majeure de la littérature afghane en exil, la poétesse Somaia Ramish vient de publier son premier recueil traduit en français.


Quand les talibans ont interdit d’écrire de la poésie, en janvier 2023, Somaia Ramish était déjà en exil aux Pays-Bas mais s’est lancée dans un immense projet de résistance : « Baamdaad, la maison de la poésie en exil ». L’ancienne élue et militante pour les droits humains, les droits des femmes et les libertés a lancé un appel aux poètes du monde entier pour protester contre cette censure. Une centaine de poèmes ont afflué, en dari, en anglais, en espagnol, en arabe, en turc, en français, en japonais… et ont donné lieu à plusieurs publications, notamment au Japon et en France (Nulle prison n’enfermera ton poème) chez Oxybia – dont l’éditrice est membre du Pen Club.
Somaia Ramish a reçu de nombreux prix et on peut lire en anglais plusieurs de ses recueils : Loud Poems like Gunds, Woman, Life, Freedom ou encore Half a century of struggle and politics. Aujourd’hui, sa poésie est désormais accessible aux lecteurs francophones grâce à Niloufar Sadighi qui a traduit Le sang de l’aube.
Algèbre de l’oppression
« je peux faire de l’algèbre
fractionner l’oppression
pour en faire trois repas
mais je ne peux pas en faire un poème pour vous !
oui
l’oppression c’est trois repas par jour pour les femmes endormies
dans une nuit infinie…
une nuit collée à leur vie
collée à leurs rêves
à leur pain du soir
à leurs jours
l’oppression n’est pas un poème
que je pourrais froisser comme du papier elle est plus puissante que moi
que le Band-e Amir
que les jardins de Goharshad
que les vignobles de Herat
l’oppression est un cauchemar
rivé au rêve mutilé des femmes l’oppression ne se divise pas
elle se multiplie en toutes choses l’oppression est plus puissante que la patrie elle avale
le temps
personne ne la nomme
même la BBC aime mieux parler du petit doigt cassé de Johnny Depp
le rêve mutilé de nos femmes
n’est pas un événement
c’est une nouvelle qui se multiplie
et nous emmène dans un siècle
où la « Déclaration universelle des droits de l’Homme » compte pour
zéro »
La poésie de Somaia Ramish, qui la déclame avec une gravité poignante, est profonde. Elle dit l’exil déchirant et chante les « morceaux éparpillés d’un moi perdu et ma maison disparue » : « Je me cherche / j’ai oublié mon adresse ». Elle pleure un pays massacré :
« Mon pays n’est plus une dépêche sur la guerre
il devient la folie de la géographie dans mes veines une lame à double tranchant
la mort et la mort »
Elle pleure un monde devenu cynique, la maison perdue. Pourtant, c’est une poésie de l’espoir, traversée d’une force irrépressible :
« vivant !
je franchis les mers
les déserts
les barbelés
j’échappe aux mâchoires des chiens affamés »
C’est aussi une poésie de l’amour, du désir et de la liberté qui convoque les images festives du vin, de la beauté et des fleurs de cerisier. Une œuvre à découvrir de toute urgence. Somaia Ramish était l’invitée du festival Livres d’ailleurs (livresdailleurs.fr) à Nancy le week-end dernier, où elle a pris part à un récital de poésie et à plusieurs tables rondes. Ici, sa lecture d’« Algèbre de l’oppression ».
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Nulle prison n’enfermera ton poème,
Collectif, traduit de l’arabe, du dari, du turc, de l’anglais par Nathalie Bontemps, Elisabeth Guyon Spennato, Benyamin Aghhavani-Shajari, Dora Latiri, Timour Muhidine et Cécile Oumhani
Oxybia, 2023, 186 p., environ 162 DH
Le sang de l’aube
Somaia Ramish, traduit du persan (Afghanistan) par Niloufar Sadighi
Maelström reevolution, 70 p., 110 DH