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Requiem gouailleur pour la Mère

Le dernier récit de Saïd Mohamed est à la fois l’hommage funèbre à la Mère et un acte de « réalitture ». Détonnant.

« Moi, pas question qu’on me mette une plaque sur la goule », annonçait, tonitruante de gouaille, la Mère, anticipant sa fin prochaine : « Le jour de mon enterrement, peut-être bien que vous chialerez, si ça vous dit de chialer. Et puis, le lendemain, vous rigolerez, quand vous  repenserez à mes conneries. La vie c’est comme ça, et c’est bien mieux. » « Tu les auras tes coquelicots. Et on viendra y verser un peu de gnôle de temps à autre », rétorque le fils, qui raconte cette histoire dure et truculente. « À l’enterrement de La Mère, à défaut de membres de la famille, tous les copains du Petit sont venus. Même dans sa tumultueuse et rebelle jeunesse, elle n’aurait pas rêvé de partir entourée d’une telle escorte composée de moins-que-rien, de pas-grand-chose, de bouffeurs de vache enragée, de types rattrapés de justesse par le colbac. » C’est ainsi que commence le récit que Saïd Mohamed, qui est l’auteur de sept romans et de près d’une vingtaine de recueils de poèmes dont plusieurs mis en musique, consacre à sa mère. Après un rapide hommage au Père, « qui a eu l’élégance de mourir jeune » comme les quatre autres compagnons de la Mère, et comme eux, rendus par elle alcooliques, c’est au tour de cette figure inquiétante et haute en couleur de passer au crible de cette écriture qualifiée de « réalitture », plutôt que de littérature. Réalitture, pour Saïd Mohamed, c’est quand le réel dépasse la fiction…

Résilience par l’écriture

Retracer la vie des ancêtres, c’est en effet faire à la fois l’inventaire des obstacles et de la résilience. L’exercice est délicat car il est au plus proche de la blessure et oblige à revisiter des faits difficile. L’alcoolisme, la délinquance, les enfants placés, une famille où chacun s’en sort comme il peut. La honte. La gouaille, l’argot, les images, l’ironie, sont autant d’outils dans la panoplie de l’écrivain de « réalitture ». Ainsi raconte-t-il les avortements de la Mère : « Son planning familial à elle, c’était l’aiguille à tricoter et la cuisinière avec une bonne bûche. Ni vu, ni connu. Ce qui comptait, c’est que l’effet désiré soit obtenu et “qu’au passage j’attrape pas une saloperie comme c’était souvent le cas pendant la guerre” ».

« Écrire sur les siens témoigne de sans-gêne. Cette impudeur pour déballer le salmigondis familial en public se paie en retour. Une fois le livre publié, il faut s’attendre à ce que l’on vous maudisse d’avoir lavé le linge sale au grand jour et à ce qu’on vous tourne les talons. Moi, ça m’a plutôt arrangé que l’on ne veuille plus me fréquenter », confie l’auteur. Plus que le déballage, c’est sa mise en forme dans la langue qui intéresse Saïd Mohamed. Ce livre est un récit de deuil tout autant que de doute : « Lire les grands auteurs est dangereux. Ils vous brûlent. Il faut les panacher par d’autres lectures quand on les lit, comme on coupe son vin avec de l’eau, par peur de l’ivresse qu’il procure. Ou alors il faut boire à tout petit verre, déguster lentement, et ne pas y retourner trop souvent, parce que la couleur trop forte de leur style déteint sur vous. Les grands auteurs coupent les ailes aux grands lecteurs, incapables qu’ils sont ensuite d’essayer de démarrer un début de manuscrit, tellement ils ont été stérilisés par les phéromones de leur parole, ces phéromones qui agissent dans la tchatche de la drague. » ça se lit en se laissant emporter d’une image à une autre. Ce qu’il en reste, au-delà des faits racontés, c’est la mémoire d’une langue vivante.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

Sur la tête de ma mère
Saïd Mohamed
Lunatique, 260 p., 310 DH

18 avril 2025