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Absences

J’arrive au café Lhafa après plusieurs années. Le café auquel je me rendais à chaque fois que je me trouve à Tanger en compagnie de ma famille.

Seule, j’ai fait la route dans un bus connecté au réseau wifi dont la propreté des sièges est soupçonnée.

Arrivée à destination saine et sauve, je prends un taxi pour Lhafa, qui veut dire falaise en arabe, moi qui avais risqué une chute fatale jadis, je peux me relever aujourd’hui en effectuant ce voyage…

Les souvenirs déferlent, je prends place dans une table qui vient d’être inoccupée.

Seule, quel privilège ! J’aurai le temps d’admirer la mer, qui elle, n’est pas seule, qui va à la rencontre de l’océan en cet endroit. S’agit-il d’un pur hasard ou de la bénédiction de Dieu ?

Et le gardien du phare se trouvant à seulement quelques kilomètres d’ici, continue t-il à allumer le charbon pour guider les bateaux ? Nous sommes en quel ère au fait ? pourquoi l’évoqué-je en ce moment ? Est-ce à cause de son goût pour la solitude comme moi et depuis de longues années ?

Le tapis bleu où avancent de petites vagues se trouvant en face remplit mes yeux. Je peux l’admirer cette fois, sans être importunée par les cris des enfants et les demandes de ma mère et de mon époux.

Les premiers se trouvent sous d’autres cieux, les autres dorment définitivement dans un autre monde. Seules leurs âmes me tiennent compagnie.

Je scrute discrètement les hommes et les femmes attablés sur le côté gauche, qui pourraient avoir le même âge, ou les mêmes préoccupations, ou les mêmes soucis, ou les mêmes rêves ou les mêmes illusions.

Pourquoi se trouvent-ils sur le côté gauche ? est-ce la disponibilité de l’espace qui l’exige ? Y a-t-il un rapport entre cet emplacement et le côté gauche où mon cœur se loge ? Est-ce une coïncidence ?

À la santé des absents, murmuré-je, en m’apprêtant à lever mon grand verre rempli de thé à la menthe.

Mais il y a d’autres absents. Où sont passées les abeilles qui envahissaient les tables ? Comment imaginer le café Lhafa sans le bourdonnement de ces insectes qui vous accueillent à leur façon, insistant pour partager vos verres sous les cris des enfants qui les redoutent ? Et moi qui les rassure, en essayant d’apprécier le moment paisible.

Des gouttes de pluie commencent à tomber, accompagnées d’une chaleur suffocante. J’enlève mon pull et mets mon coupe-vent, je sens subitement un froid qui traverse mes os et réveille mon rhumatisme. Je remets mon pull et goûte le thé pour me réchauffer.

Le trouvant sucré, je cherche en vain le serveur, pour lui faire la remarque, alors que j’avais bien insisté de ne pas le sucrer.

Le temps passe, accompagné des miens, sans me parler, me regarde en train de me blottir contre le froid. Sourit en regardant tantôt la mer et les ondulations des vagues, tantôt mes gestes pour me protéger du froid, me protéger de moi-même, me protéger des souvenirs qui risquent de gâcher ce moment paisible.

Après être fatiguée de l’attente et du poids des absences, je quitte Lhafa sans boire mon thé, sans voir même une seule abeille.

Khadija Boutni
Tanger, 2 septembre 2023

Khadija Boutni est l’autrice d’un recueil de nouvelles, عبور, paru chez Marsam en 2018.

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