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À la maison

Zineb Benjelloun retrace dans un superbe roman graphique en noir et blanc un siècle d’histoire à travers la maison familiale à Casablanca.

Un portail imposant surmonté d’un arc outrepassé brisé et de tuiles vernissées, quelques marches pour franchir une porte de bois à deux battants. Zineb Benjelloun nous invite à passer le seuil et à partager l’histoire de sa famille, des chorfa du côté de sa mère dont le père, résistant devenu juge, s’était installé à Casablanca après avoir sillonné le pays. « Cette maison a plus ou moins mon âge, la bonne trentaine, bientôt 40. Elle a connu un âge d’or, jardin fleuri, ruche de femmes ménagères, chauffeur cravaté et mouton d’Aïd El Kebir directement envoyé du Palais chaque année que Dieu fait. » Des fondations solides, bien ancrées dans le nouveau quartier où Basidi s’était installé après avoir sillonné le pays. De faux plafonds, eux, plus fragiles. Entre les deux, un refuge pour quatre générations. Mais le monde a changé et « aujourd’hui, tout le monde attend de quitter la maison pour passer à autre chose… »

Éloge du lien

Zineb Benjelloun

Zineb Benjelloun dresse avec humour et tendresse un arbre généalogique où chaque génération est très marquée et où, au sein de chacune, diverses personnalités ont leur place. Parmi les héritiers, il y a « les protégés », qui ont souffert de la colonisation, des sauterelles et de ‘am elboun ; puis « les décolonisés », qui ont souffert des années de plomb et ont découvert la télévision ; ensuite « les francisés » (la génération de la narratrice), qui eux ont souffert de la grammaire ; et enfin al-nsara bla khbar Sidna Issa, la quatrième génération qui « sait à peine parler l’arabe ».

Milalla

Le recueil témoigne d’une profonde transformation de la bourgeoisie marocaine après l’indépendance, avec la présence de plus nombreuses de conjointes françaises et l’apparition d’Américaines, et avec la perte progressive de la langue arabe. Zineb Benjelloun insiste sur les constantes : la fontaine,« le même tapis et le même salon ». Et la bibliothèque de Basidi, avec ses 800 ouvrages en sciences islamiques. Elle dresse les plans de la maison pour donner à voir les relations entre tous les membres de la famille. La force de son récit tient à la façon dont elle décrit, avec lucidité et affection, la place des plus fragiles. Jamila, entrée enfant au service de la maisonnée. Hbibi, qui n’a jamais travaillé et passe son temps à priser du tabac et à « ruminer (ou méditer ?) ». Le cousin Abdellah qui s’épuise à trouver du travail et à se marier. Elle-même, trentenaire de retour après des études en France. Chacun ses rituels et ses manies. « Chacun évolue dans des mondes parallèles qui se croisent autour des repas et des séries turques et coréennes doublées en darija. » Et bien sûr du couscous du vendredi.

Zineb Benjelloun décrit aussi avec humour les stratégies des uns et des autres – les plateaux de dames et autres jeux de société sont fréquemment utilisés pour montrer les différentes trajectoires. Si les nouvelles générations n’ont pas le charisme de la première, c’est surtout sur la force des liens qu’insiste l’autrice. À travers cette mémoire familiale, elle porte témoignage d’un monde d’une grande solidarité. Zineb Benjelloun est invitée au salon Livres d’ailleurs à Nancy du 12 au 14 avril 2024.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

Darnaدار الورثة
Zineb Benjelloun
Éditions Ça et Là, 160 p., 240 DH

16 février 2024