Abîmes parallèles
Abîmes parallèles
Dans un bouleversant 3e roman, Suzanne el Kenz sonde le sang, la peau et l’exil.
« Vous ne me plaisez pas seulement, vous me glacez », répond Lamour à Mathilde Le Benn qui se meurt d’une maladie du sang sur un lit d’hôpital. « Comment êtes-vous entré dans mon secret ? », lui rétorque-t-elle avec dureté. Dans ce face-à-face poignant, deux êtres aussi mystérieux l’un que l’autre, et aussi seuls, tâchent de percer leurs mystères respectifs, tout en étant lucides que c’est cette opacité radicale de l’autre qui nourrit leur attirance. Mathilde Le Benn est née Hind Ghalayeni dans un pays de thym et de prophètes et oppose aux molécules chimiques qui rongent sa chair ses rêves de glaciers – et les images d’amandiers et d’oliviers, de sables et de dunes qui ont traversé ses exils. « Mon pays d’aujourd’hui est une reine glaciale, aussi muette que ses prophètes. Le silence des pierres et le Babel des arbres. » Lamour Durand, lui, a perdu son emploi à l’usine : trop renfermé, insaisissable, incompris. Poète, au nom qui suscite les moqueries, à défaut de lui avoir valu l’amour des siens. Lors d’une fête régionale des langues, Lamour est bouleversé d’entendre la voix de Hind, et sa langue, qui suscitait de la haine chez sa propre mère.
Libertés en sursis
Après un premier roman, La maison du Néguev (Apic, 2009) couronné du prix Yambo-Ouologuem 2010, la romancière Suzanne el Kenz évoque dans De glace et de feu, ce qui fait une personne : les pièces, quasi disjointes, qui la constituent comme un fragile assemblage, la peau qu’on ne peut « scalper » sans conséquence, le nom et ses facéties d’une langue à une autre, les états civils qui ne coïncident pas avec les états de l’âme ni du cœur… Autant de pièces artificiellement rassemblées et qu’un rien peut disloquer, qui constituent de fragiles masques et soulignent de véritables lignes de fracture. Hind est attirée par la simplicité et la transparence qu’elle projette en Lamour. Le découvrir poète et philosophe la terrorise, mais c’est elle qui ne cesse de lancer des questions auxquelles seul le silence peut faire face : « Aimes-tu plus la blancheur des morts que celle des vivants ? »
Suzanne el Kenz ballotte sans pitié ses personnages spectraux dans un temps abstrait, non pas celui, hygiéniquement rythmé par les soins, mais dans les espaces du délire, de la culpabilité et du souvenir. Le retour du refoulé prend des accents fantastiques, quand le thym vient réduire à néant la taxidermie soigneusement réalisée au fil des années… L’autrice interroge la liberté de chacun.e de s’imposer des contraintes à soi-même, quand la société ne s’en charge que trop. Et surtout, en entrecroisant drames intimes et histoire nationale – celle de la Palestine, où elle est née – Suzanne el Kenz raconte la liberté de s’en affranchir.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
De glace et de feu
Suzanne el Kenz
Barzakh, 180 p.
À commander ici : editions.barzakh@gmail.com