Au ras de l’existence
Il y a déjà plus de 20 ans Aïcha Ech-Channa avait ému une large frange de la population avec son livre Miséria (Le Fennec, 1996) comme plus tard Souad Guennoun avec Les incendiaires (coédition Tarik édition et les éditions de l’œil, 2000). Pourtant aujourd’hui, la vue de ces jeunes égrenant les formules consacrées de mendicité à des citadins indifférents, conciliants ou exaspérés, persiste.
Hicham Houdaifa nous invite, dans son ouvrage Enfance au Maroc, une précarité aux multiples visages, à dépasser cette perception banalisée. Il y présente un état des lieux, basé sur une enquête de terrain réalisée en milieux urbain et rural dans le cadre d’échanges avec des enfants/adolescents et des personnes qui œuvrent à leur offrir une alternative. Au fil des pages l’imperceptible réalité, de leur quotidien et de l’engagement de la société civile, est rendue visible. En évoquant les aspects liés aux conditions de vie au sein des familles ou dans la rue, au travail domestique, à leur scolarité, à l’accès à l’état civil, à la Kafala, mais aussi aux situations de handicap, Hicham Houdaïfa révèle la crudité de leur vécu ainsi que les blocages d’ordre social, économique, culturel et administratif. Il met en évidence l’accumulation des défaillances qui façonnent le cadre de leur existence, souvent compromise à l’instant même de leur conception, et l’enchevêtrement des réalités qui les piège dans un engrenage complexe.
Si leur situation paraît parfois inextricable, le travail des acteurs sociaux décrit à travers des interventions tant auprès de ces enfants désillusionnés que des instances concernées, témoigne de la faisabilité et de l’opérationnalité d’initiatives concrètes. Le recueil de ces expériences que l’auteur accompagne d’études élaborées par différentes institutions produit un document de référence qui offre au-delà de la compréhension d’un contexte, l’opportunité d’inspirer d’autres mesures et initiatives adaptées. L’enjeu est de taille, car ces adultes de demain grandissent sans la moindre foi ni en la société ni en l’avenir.
Ce livre-enquête, qui s’ajoute aux précédentes publications d’En toutes lettres (Dos de femme, dos de mulet, les oubliées du Maroc profond, 2015; Migrations au Maroc : l’impasse ?, 2019), vient une fois de plus éclairer le regard posé sur la société et l’espace contemporains. Il dévoile combien la rue s’impose chaque jour chaque jour davantage comme lieu de survie des plus démunis. Si l’espace public reflète les valeurs du vivre-ensemble, il semble pour l’heure que la société cohabite avec ces sinistrés de la misère en élevant des frontières qui bien qu’invisibles créent deux mondes de plus en plus hermétiquement parallèles. Cela est d’autant plus préoccupant que l’actuelle crise sanitaire se greffe sur une situation d’inégalité déjà profonde, et augure d’une paupérisation accrue des populations.
Rabat, le 7 novembre 2020
Salima S. El Mandjra