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Contre l’accaparement

Le philosophe américain Olufémi O. Taiwo s’inquiète de la façon dont les élites vident les luttes identitaires de leur dimension libératrice et plaide pour une approche politique constructive.

« Dans un jeu où les dés sont pipés, certaines formes de résistance ne peuvent aboutir qu’à des culs-de-sac », au mieux à des améliorations marginales, quand ce n’est pas à une aggravation de la situation, note Olufémi O. Taiwo. Professeur de philosophie à l’université de Georgetown, né en 1990 aux États-Unis de parents émigrés du Nigéria, il est l’auteur de Reconsidering Reparations (Oxford University Press, 2022) et d’articles remarqués sur la pensée décoloniale et l’histoire des activistes et activismes. Dans cet essai qui vient d’être traduit en français, il se penche sur l’accaparement par les élites de paradigmes comme l’identité et l’intersectionnalité, mobilisés non plus pour faire le pont entre les luttes contre différentes oppressions mais au profit de causes de plus en plus restreintes. En cause, ce phénomène systémique de l’accaparement, qui « transcende toute appropriation cynique, tout opportunisme, tout succès ou échec moral de tout individu ou groupe ». Le philosophe rappelle que « l’élité » n’est pas une identité stable, mais une relation contextuelle, qui affecte « l’ensemble du système social » : « Quand l’élite dirige, les intérêts du groupe se voient au mieux réduits à ce que ses membres partagent avec elle ; au pire, l’élite ne défend que ses propre intérêts en brandissant la bannière de la solidarité de groupe. »

Dépasser l’idéologie de la bienveillance

Olufémi O. Taiwo, par Elliott Jerome Brown Jr.

Communauté Africaine-Américaine, Brésil, Guinée Bissau et Cap-Vert… Les premiers chapitres du livre décrivent ce phénomène qui aboutit à mettre la démocratie libérale « en état de siège » et ses causes, ses ressorts idéologiques en lien avec la structure du pouvoir. Il souligne le mécanisme permettant à de rares privilégiés de « tirer [leur] épingle du jeu » en recevant des marqueurs de prestige social, qui les distingue du reste de la communauté, au double sens de récompense et de « prix à payer ». Au fil de la réflexion, Olufémi O. Taiwo souligne l’importance fondamentale de l’environnement social, car « l’élite est une conséquence », pas un principe.

Ainsi, pour résister à l’accaparement, il s’agit de légitimer les savoirs dont disposent les personnes marginalisées et qui sont discrédités par les institutions. Mais il ne suffit pas de donner la parole sans prendre en considération l’ensemble des structures d’oppression : « l’idéologie de la bienveillance », discours sur l’attention, ne porte que sur les lieux symboliques, mais n’atteint pas les enjeux de fonds. Au contraire, Olufémi O. Taiwo prône une approche politique constructive qui « vise des objectifs spécifiques au lieu de chercher à éviter toute “complicité” avec des injustices qui, peut-on présumer, persisteront de toutes façons ». Sa réflexion insiste sur le poids des contraintes (violence, propagande, ou même endettement, qui influe sur les actions sans toucher directement les opinions), tout autant que sur les marges d’action à inventer.

L’auteur invite à « nager à contre-courant, d’être réceptif et responsable à l’égard des gens qui ne se trouvent pas encore sur les lieux et d’aménager des lieux où nous pouvons nous asseoir ensemble au lieu de nous efforcer de naviguer avec grâce dans ceux que l’histoire nous a légués ». Ainsi, le pédagogue brésilien Paulo Freire, qui a connu la faim alors qu’il venait d’un milieu plus favorisé, a refusé le « “modèle bancaire de l’éducation” en vertu duquel les enseignants considèrent les élèves pauvres comme des réceptacles passifs et vides, à remplir de l’information dont ils sont les détenteurs », pour prôner la conscientisation, car celle-ci seule permet un « projet libérateur qui éliminerait toute distinction entre élite et non-élite ». Ainsi le militant Amilcar Cabral rappelait-il que « la libération nationale est nécessairement un acte de culture » car la domination ne peut se maintenir que « grâce à la répression permanente et organisée de la vie culturelle du peuple qu’elle opprime ». Pour Olufémi O. Taiwo, il s’agit donc de ne pas se limiter à la non-complicité avec l’injustice, à la promotion de principes moraux et esthétiques, ni à la focalisation sur quelques personnes, mais véritablement de « construire des institutions et développer des pratiques de collecte et de partage d’information adaptées à nos campagnes » et de penser « la redistribution des ressources sociales et du pouvoir ». Et de conclure : « Si nous ne voulons pas nous limiter à changer la couleur des chaînes de nos enfants, il nous faudra plus que des victoires contre des cas isolés d’oppression. »

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

L’élite cannibale, comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste)
Olufémi O. Taiwo, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé
Lux, 168 p., 240 DH

10 novembre 2023