Dessiner le génocide
Prix Médecins sans frontières 2021, Gaspard Talmasse retrace avec beaucoup d’émotion l’histoire de son épouse Alice fuyant le génocide des Tutsis au Rwanda.
Il y a 30 ans, le 7 avril 1994, débutait le génocide au Rwanda, qui a fait 800 000 morts. Alice Cyuzuzo avait alors 5 ans et vivait une enfance joyeuse à Gitarama, dans le sud du pays, aux côtés de ses parents et de ses petites sœurs, des jumelles de 3 ans. « Cela faisait quelques temps que les adultes se comportaient de façon étrange », que des incidents survenaient. Jusqu’à la déflagration. Alice et sa famille, qui sont pourtant Hutus, sont obligées de partir et quittent le pays pour le Zaïre voisin (l’actuelle République démocratique du Congo). Une errance de trois ans, sur des milliers de kilomètres, de camp en camp, puis dans la clandestinité au gré des attaques, la faim, les maladies et les atrocités de la guerre, avec le risque de se perdre, de ne peut-être jamais se revoir…
L’enfer vu par un enfant
Cette histoire, Alice Cyuzuzo l’a d’abord racontée par bribes à son époux, Gaspard Talmasse, puis l’a écrite. Lui l’a retracée avec un tact infini dans une bande dessinée bouleversante. Le principal défi, relevé brillamment, était de raconter l’histoire en adoptant le regard de la petite fille d’alors. Pour servir ce scénario tenu à la fidélité, Gaspard Talmasse a adopté une palette aux teintes terre, et joué du contraste entre les minuscules enfants aux grands yeux et les paysages immenses, reflet de l’immensité de la tragédie dans laquelle ils sont prisonniers et ballotés. Sur la demande d’Alice Cyuzuzo, il s’en est tenu au récit minimaliste, sans insister sur le contexte. Le trait, net, à l’encre de Chine, se détache sur des fonds à l’aquarelle. Comme s’il fallait parfois diluer, flouter les réalités alentour pour se faire une carapace.
L’actualité nous fait lire ce récit avec une particulière acuité, lorsqu’il s’agit de foules en marche, laissant tout derrière eux, perdant leurs proches de maladies ailleurs disparues, faisant la queue pour l’eau, pour l’accès aux soins. Lorsqu’il s’agit d’enfants qui ne peuvent plus aller à l’école. Lorsque les déplacés font face aux dangers de la route, aux viols, aux violences d’inconnus croisés au hasard. À la détresse ressentie quand on est dans l’impossibilité de venir en aide à quelqu’un, qu’on doit laisser un bébé seul sous un arbre, abandonné. Lorsque marcher, manger, dormir, est tout ce qui reste. Lorsque quelques trop rares figures de protection émergent, inattendues. Pour Alice Cyuzuzo, il y a eu des retrouvailles. Mais combien de temps pour apaiser ce qui ne peut être réparé ?
Alice Cyuzuzo et Gaspard Talmasse sont les invités du festival Livres d’ailleurs à Nancy, du 12 au 14 avril prochain.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Le grand voyage d’Alice
Gaspard Talmasse
La boîte à bulles, 144 p., 300 DH