Entre ici et là
Le premier récit graphique de l’artiste iranien Majid Bita interroge les appartenances à travers la mémoire et l’exil.
Des flashs ponctuels : depuis un tremblement de terre en 1989 (même pas annoncé par la BBC écoutée clandestinement), à la répression des manifestations de 1999, en passant par les discussions des hommes fumant l’opium, le souvenir de la lourde couverture de la grand-mère et du paquet de Magna rouge fumé par le grand-père… Dans Né en Iran, Majid Bita retrace, en noir et blanc, les temps forts de son enfance et de son adolescence dans l’Iran post 1979. Avec ses dessins aux traits enroulés en volutes, il montre, sous une forme souvent hallucinée, ce qui fait la matière de la mémoire et de l’appartenance.
Réinventer une langue
« J’ai l’impression d’être coupé en deux », confie Majid Bita dans le texte qui clôture ce très bel et intranquille ouvrage. Majid Bita, aujourd’hui exilé depuis dix ans en Italie où il est parti faire ses études de beaux-arts, interroge ce qui fait l’appartenance : à une famille, à une communauté politique, à un pays. Ses dessins, son choix des temps forts, questionnent avec finesse les attachements, donnés et volontaires. Il est beaucoup question de solitude dans le regard de l’enfant qu’il était et qu’il met en scène, face au monde des hommes, face au monde des femmes, face aussi à la guerre dont la radio retransmet les échos, aux disparus dont seules demeurent les photos, face aux ressemblances fugitives et aux désaccords politiques.
Chaque objet est prétexte à dérouler une rêverie, une réminiscence via lesquelles est formulé un fait social ou historique. Il est question des désaccords quant à la chute du Chah, de la solitude des jeunes femmes, de la guerre entre l’Iran et l’Irak, de la surveillance policière. Il est aussi question du monde fantastique qui fait la matière des légendes, avec les génies aux yeux inquiétants, les nuées de corbeaux croisées dans un bazar désert… Si le monde réel est menaçant, celui qui tisse l’imaginaire ne l’est pas moins. Majid Bita brosse avec minutie les détails : il rend frappante la matérialité de cartons cachés pleins de livres interdits dont la possession vous fait encourir la peine de mort, d’une affiche de footballeurs célèbres, voire d’un hélicoptère menaçant une foule demandant la fin de la dictature.
« Nous vivons tous dans les limbes », dans la fragilité de la dictature comme de l’éloignement, quand on est émigré et qu’on fait face aux préjugés occidentaux, soupire l’auteur. « Comment être une voix qui dénonce, sans renoncer à son statut d’artiste ? » De l’angoisse structurelle qu’il évoque dans son œuvre, Majid Bita a réussi à faire une œuvre singulière, douloureuse mais aussi poétique.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Né en Iran
Majid Bita, traduit de l’italien par Marc Lesage
Gallimard Bande dessinée, 360 p., 340 DH