Gaza, la vie
Abdellatif Laâbi et Yassin Adnan viennent de publier une anthologie de la poésie gazaouie d’aujourd’hui. 26 voix fortes face au génocide.
« Y a-t-il une vie avant la mort ? » ce vers de Mourid al-Barghouti (1944-2021) inspire cette nouvelle anthologie consacrée aux poètes, vivants ou assassinés, de Gaza. Après l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui (Points, 2022), Abdellatif Laâbi et Yassin Adnan poursuivent le travail de collecte, de traduction et de plaidoyer contre le génocide. « Ces voix n’ont pas besoin de nos analyses pseudo-savantes, du minimum syndical de notre indignation et des trémolos de notre compassion » : elles doivent être entendues directement, car elles sont aux prises avec une horreur telle qu’« il devient illusoire de chercher dans le vécu le moindre bout de sens », mais qu’elles ont ce pouvoir de nous transmettre« les dernières pépites de ce qu’ils ont sauvegardé en eux de leur indéracinable identité humaine ».
Contre l’empire de la mort

Contre « l’empire de la mort », vingt-six femmes et hommes âgés nés pour la plupart entre la fin des années 1970 et le début des années 2000 font vivre « l’îlot prodigieux de la poésie ». Le recueil s’ouvre sur « Si je dois mourir », le célèbre poème de Rifaat al-Aareer, assassiné le 6 décembre 2023, qui a été traduit dans de nombreuses langues : « Si je dois mourir / que ma mort soit porteuse d’espoir / et qu’elle devienne une histoire ! » Noureddine Hajjaj, assassiné le 3 décembre 2023, livre une « dernière lettre au monde », faisant le vœu « que nous dessinions notre liberté sur chaque mur écroulé ». Tous les autres auteurs et autrices du recueil sont encore en vie, soit en Palestine, soit en exil, où ils font acte de résistance par leurs textes.
Face à l’horreur inédite, Shorouq Mohammed Doghmosh souffle :
« Les guerres d’avant me manquent
les guerres courtes
les guerres d’où l’on revient
avec ne serait-ce qu’un souffle
Cette guerre-ci n’en est pas une
Celle-ci
celle-ci…
(je ne trouve pas le mot qui lui conviendrait) »
Beaucoup disent les destructions et l’absurdité d’un monde déboussolé : « Partout, on ampute / et je ne sais pourquoi les fleurs continuent à pousser / dans les jardins », relève Nour Baaloucha. Adham al-Akkad retrace les sinistres étapes de son éducation : « J’ai appris, au seul son de l’explosion / combien de martyrs allaient tomber / et à supputer le nombre des survivants ». Alaa al-Qatraoui avoue avec une poignante dignité : « Je ne vais pas bien / car j’ai cru avoir survécu à la guerre ». Walid al-Akkad interpelle : « Ô déloyal / qui t’a appris à exceller autant dans la mort ? » Ashraf Fayad, toujours interdit de quitter l’Arabie Saoudite, confie : « Nous ne nous entendons plus très bien, la pluie et moi, depuis que nous avons découvert de concert que le ciel n’a pas de face déterminée / que la terre est capable d’observer le silence total jusqu’au dernier jour de son existence / et de celle de l’univers entier ». Nasser Rabbah imagine l’après : « Les oiseaux avaient tout vu : les tueries, les bombardements, la dévastation. Et quand la guerre a pris fin, ils ont repris leurs pépiements. » Fatina al-Ghorra consigne les « Dits du conteur » : « Dépouille-toi de la peau de l’agneau, laisse hurler le loup ». Mona al-Msaddar demande au néant « qui sommes-nous ? Pourquoi le monstre / qui est tapi au pied du lit / se repaît-il de nous ? » « Dure est la réprobation des pierres ! », déplore Walid al-Halis. Othman Husain s’observe : « De ma fenêtre, j’aperçois ce qui reste de moi ». Haydar Al-Ghazali dit la honte d’être encore en vie entier : « J’attends une mort / qui ne vient pas / Alors, comment puis-je te décrire ma vie ? » Niamat Hassan décrit la mère qui « pétrit le pain avec le sel frais / recueilli à même ses yeux ».
Beaucoup dénoncent l’indifférence avec laquelle le génocide est traité en Occident. Hesham Abu Asaker constate, amer : « Les gens de Gaza / n’étaient pas visibles aux yeux du monde / mais un brouillard en train de se dissiper ». Kawthar Abu Hani demande non pas la pitié qui va avec les dons de boîtes de sardine, mais « des boîtes de paix ». Hamed Achour, lui, réclame « une heure où nous cesserions de remplir notre fonction de pourvoyeurs d’écrans de télévision et de cimetières ». Dans « Matière ouverte à la discussion », Yahya Achour affirme : « Je partagerai avec le monde son silence / son désespoir et sa mauvaise conscience / sa perte d’intérêt à s’informer ».
Doha al-Kahlout évoque la peur, « une bête insatiable, une sanction contre la connaissance, une illusion sans fin, la main de la privation, et une ombre engloutissant ce qui reste de la vie ». « Sois comme tu l’entends », enjoint Anis Ghanima au monde dans « Parole de la dernière nuit ». Mosaab Abu Toha, fondateur de la librairie Edward Saïd à Gaza ville en 2017, fait l’inventaire de « ce qui reste » et imagine : « S’il y avait cinq directions / je retrouverais mon pays / en train de se construire / avec son drapeau ».
Partout, le refus. Enass Sultan énonce : « je ne veux pas de fleurs mortes sur mes lèvres ». « Nous ne voulons plus rien de vous / Nous voulons simplement mourir en paix », conclut Husam Maarouf.
Et Yousef al-Qidra demande, « Que peut faire un poème ? » « Je ne veux pas être une poétesse en temps de guerre », s’écrie Hind Joudeh, décrivant la culpabilité des survivants. Des voix d’une vitalité incomparable.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Gaza, y a-t-il une vie avant la mort ? anthologie de la poésie gazaouie d’aujourd’hui
Textes traduits de l’arabe (Palestine) par Abdellatif Laâbi et réunis par Yassin Adnan
Points poésie, 208 p., 140 DH