Le Bastion des larmes d’Abdellah Taïa
Le dernier roman d’Abdellah Taïa, publié chez Julliard et qui figure dans la première sélection du prix Goncourt, constitue un puissant verdict contre la dictature de l’hétérosexualité au Maroc.
L’auteur y décrit comment les lois et la société, dans leur symbiose oppressive, empêchent les histoires d’amour entre hommes de s’épanouir au grand jour, créant une atmosphère étouffante pour ceux qui ne se conforment pas aux normes sexuelles dominantes. Ce roman dépasse la simple narration : il reflète un contexte marocain politique et social complexe, particulièrement pour les populations vulnérabilisées.
À la mort de sa mère, Youssef, un professeur marocain exilé en France depuis un quart de siècle, revient à Salé, sa ville natale, pour liquider l’héritage familial. En lui, c’est tout un passé qui ressurgit, où se mêlent inextricablement souffrances et bonheur de vivre. À travers lui, les voix du passé résonnent et l’interpellent, dont celle de Najib, son ami et amant de jeunesse au destin tragique.
À travers ses personnages et ses intrigues, Taïa aborde les mécanismes de contrôle et de répression qui pèsent sur la communauté Queer au Maroc, mettant en lumière les souffrances silencieuses et la résistance courageuse de celles et ceux qui vivent en marge de la norme hétérosexuelle. En lisant ce roman, nous sommes renvoyés à nos premières rencontres avec l’auteur de L’armée du salut, Le rouge du tarbouche, et Mélancolie arabe où il permet aux personnes Queer de trouver un écho dans ses propres luttes et de retrouver dans ses mots un programme d’engagement et de guérison.
Traduits en plus de trente langues, les livres de Taïa touchent un public vaste et diversifié. Dans Le Bastion des larmes, Taïa consacre son roman aux sœurs de son personnage principal, Youssef, dont l’influence et l’amour transparaissent dans chaque page. Il ne porte pas seulement la mémoire de ses proches et de ses ancêtres, mais les rend accessibles au monde entier, les universalisant.
Taïa décrit également la distance qui se crée au sein des familles, notamment entre un frère gay et ses sœurs après leurs mariages. Cette séparation n’est pas seulement physique, mais aussi émotionnelle, exacerbée par les normes sociales et les attentes culturelles.
Taïa aborde la condition gay au Maroc avec une honnêteté brutale, décrivant la domination hétérosexuelle et son invisibilisation des amours non conformes. Son roman est un appel à sortir de la honte et à embrasser la fierté. Le personnage de Najib, par exemple, porte les souffrances des opprimés vers ceux « d’en haut » qui ont le privilège d’être dominants dans la société.
L’écriture de Taïa est exceptionnelle au Maroc. Elle est politique, sociologique, et profondément militante. Elle invente ce qu’on pourrait appeler une littérature intersectionnelle. Taïa est l’un des rares écrivains à poser la question de l’aide aux personnes Queer marocaines. Ses personnages sont la réponse à cette question, offrant une voie de guérison et de fierté. Il nous montre que la littérature peut être un outil de guérison, non seulement pour l’auteur mais aussi pour toute une communauté.
Dans Le Bastion des larmes, la langue française devient un outil de décolonisation, transformée et revendiquée par Taïa. Son français devient une langue libérée de toute oppression, qu’elle soit coloniale ou hétérosexuelle. Abdellah Taïa ensorcelle la langue française, la marocanisant pour en faire un instrument de libération. Ses mots n’appartiennent plus à la France ou à tout autre pays francophone ; ils appartiennent à Taïa et à son monde. Son écriture est un acte de résistance, un moyen de se libérer des chaînes hétérosexuelles et coloniales imposées.
Le Bastion des larmes est un appel à la réconciliation et à la réparation des blessures causées par la domination hétérosexuelle. Taïa, à travers ses mots, réussit ce que les politiciens et les intellectuels au Maroc ratent souvent : il raconte le Maroc tel qu’il est. Sans maquillage. En décolonisant la langue française, il rend la littérature accessible et libératrice, offrant un espace de dialogue et d’amour, même face à la violence décrite.
Abdellah Taïa, avec chaque roman, construit un univers qui permet la libération de toute une génération. Ses livres sont des outils essentiels pour la communauté Queer, pour leur engagement, leur inspiration et leur libération. Taïa nous apprend que l’écriture sincère et engagée peut être un puissant moyen de guérison et de changement social. Sa voix est parmi celles à qui nous avons volé la parole, et ses écrits sont un appel à la libération d’autres voix dans la société marocaine.
Le Bastion des larmes est un véritable manifeste pour une autre façon de vivre et d’aimer. Abdellah Taïa, par son engagement et sa sincérité, se dresse non seulement comme un grand écrivain contemporain au Maroc, mais aussi comme une grande figure pour la communauté Queer marocaine, inspirant de nombreux militants à suivre ses pas vers le courage et la fierté. Ses récits, enrichis par les influences de la musique égyptienne et la poésie arabe, résonnent comme un appel à la liberté et à l’amour, offrant à chaque lecteur une part de cette lumière qui brille dans l’obscurité.
Aujourd’hui, Abdellah Taïa nous incite à découvrir une littérature marocaine libre de la bourgeoisie, du sexisme et du colonialisme. Le Bastion des larmes publié chez Julliard est disponible en librairie à partir du 22 août et prêt à toucher et transformer ses lecteurs.
Soufiane Hennani
Le bastion des larmes
Abdellah Taïa
Julliard, 224 p., 270 DH