Le droit, au service des droits
Il y a trois ans, nous quittait Me Abderrahim Berrada, qui nous laisse une œuvre majeure dans la défense des droits humains et de la liberté. Dans ses chroniques publiées dans la revue Kalima, il interrogeait avec humour le sens de notre ordre juridique.
Tutelle, peine de mort, sexe hors mariage, flagrants délits, nationalité, viol, chèques sans provision, passeport… Autant de questions, d’une gravité plus ou moins importante, qui interrogent la façon dont s’organise le droit. Pour Abderrahim Berrada, c’étaient autant d’occasion de sonder la relation au droit, à la justice, à l’éthique et, par-dessus tout, au sens de la liberté qui se manifeste – ou pas – dans la société marocaine. C’est dans la revue Kalima, de 1986 à son interdiction en 1989, qu’il a proposé une chronique qui n’a pas sa pareille dans le paysage de la presse, ni à l’époque, ni aujourd’hui : La boutique du droit, regroupée dans un recueil publié après sa disparition le 20 février 2022. Une chronique au ton léger et pétillante d’humour et d’intelligence. Ici, pas question de pontifier car « les raseurs occupent toute la place depuis longtemps » ; pas question non plus de se substituer à un conseil professionnel ni à un enseignement spécialisé. « Kalima veut susciter – en un mot pas en mille – votre intérêt, votre curiosité, une réflexion, une émotion. »
Plaidoyer par l’absurde
En fait d’émotion, à part le rire, c’est souvent la sidération devant ce qui est exposé. « Montrez-moi votre justice, je vous direz qui vous êtes ! », résume l’auteur, en exergue du « Survol du paysage judiciaire marocain »… Le miroir présenté – lenteur, corruption, nécessité de s’y adresser avec « des nerfs d’acier, une poche bien garnie, une bonne dose de patience et beaucoup de philosophie » – est peu flatteur, mais tout à fait fidèle à ce qu’est la justice quand la démocratie n’est qu’un mot sans traduction dans la réalité. « Une justice de qualité est une justice nécessairement et réellement indépendante, donc dangereuse. »
Abderrahim Berrada incarne les situations : la femme courant les tribunaux pour solliciter les autorisations du juge sans qui elle ne peut rien faire pour ses enfants, les amoureux surpris en pleine étreinte sur une plage qu’ils espéraient déserte, la petite fille qui (à l’époque) ne pouvait avoir la nationalité marocaine car seule sa mère l’était… Il fait même des schémas, des tableaux, font la forme suggère l’explication rationnelle mais la démultiplication dénote l’embourbement dans un fatras de considérations où l’on perd, sinon le fil, le sens de la justice. Le propos est clair : consigner l’absurde montre combien ce sont les citoyens qui sont perdants, qui ne sont pas considérés dans leur dignité d’êtres humains. Décrivant l’enfer des « flags », Abderrahim Berrada proteste contre une justice expéditive et témoigne de son dégoût quand ce sont des peines de 5 ans de prison qui sont prononcées après une écoute distraite de 5 minutes. Il proteste contre l’élasticité de la notion d’outrage au fonctionnaire, sur les excès de pouvoir, quand le ministère de la Justice exige une conversion à l’islam pour devenir marocain… En détaillant les applications à géométrie variable de la notion de viol, c’est toute la culture du viol qu’il dénonce, avec son lot de mentalités rétrogrades : « Les lois peuvent y contribuer [à changer les mentalités], mais le rôle principal revient à l’éducation et à la courageuse réflexion que dans le cadre d’une culture digne de ce nom – une culture de libération et non d’asservissement par les dogmatismes imbéciles – chaque homme entreprendra sur lui-même et sur les autres. » Une culture, bien entendu, universelle, non entravée par des « particularismes » qui ne servent qu’à justifier l’oppression.
Autre livre essentiel du même auteur : Plaidoirie pour un Maroc laïque (Tarik éditions, 2018)
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
La boutique du droit
Abderrahim Berrada
Tarik éditions, 226 p., 60 DH